récit

le groucho

 octobre 1989.

Saint-Pardoux-la-Rivière,

 

Un jour de la Dordogne automnale, à l'heure où tous les indiens des forêts commencent à repenser sérieusement à la provision de bois pour le chaud des logis, le Groucho se leva un matin avec l'intention blindée de faire un mauvais sort aux sujets de son affouage. Des petits chênes, des hêtres, des ormes, des bouts de pins perdus, enfin tout ce que l'adjoint aux futaies, aux taillis et aux branches avait dénombré, étiqueté, réparti entre tous les ressortissants du village.

Le Groucho n'est pas un mauvais garçon, bien qu'il soit né bien plus près de Paris que sa Dordogne post-natale. C'est un homme réfléchi, entre trente et quarante pour cent de matière vécue, et quand il va au bois, ce n'est pas pour deviser aimablement avec la faune voisine, c'est pour aller au bois.

D'abord, il consacre une journée à la préparation de son expédition. Bien que ni Tartarin, ni de Tarascon, il a l'opiniâtreté de ceux qui réussissent chaque fois qu'ils entreprennent. Le regard loin devant, sans porter l'oreille sur tout ce qui se dit autour de lui, il attaque sa check-list comme le font tous les astronautes qui se préparent à aller couper du bois.

Il vérifie sa tronçonneuse, et lui en adjoint une de secours pour le cas où. Il a dans une boîte en sapin un jeu de chaînes de rechange, pour le cas où. Il vérifie aussi sa trousse de premier soins pour le cas où quelqu'un d'autre en aurait besoin, car lui n'est pas susceptible d'en avoir besoin, rigoureux et organisé comme il est. Il emporte aussi une hache qu'il ne compte pas utiliser et aussi un jeu de deux serpes, car le moment venu, il n'est pas question de retourner à la maison si le besoin s'exprime. Le papier hygiénique, c'est vraiment pour le principe, car le Groucho pense que entre le bûcheronnage et l'ablution, il faut, ce jour-là, avoir déjà choisi.

Il se munit d'un accessoire qu'il est un des rares à détenir et utiliser, deux grosses oreillettes solidaires par une tige, qui ressemblent à de gros écouteurs, et qui sont destinées à protéger les oreilles, donc le crâne, donc l'intérieur du crâne, des bruits du progrès en général et de la tronçonneuse en particulier.

Le paquet de six bières qu'il emporte, ce n'est pas pour les boire toutes. Il en prévoit une ou deux pour la soif, et les autres entrent dans un plan de sécurité.

La boîte de petits cigares, c'est seulement pour faire face, car il ne fume plus depuis un moment, mais on ne sait jamais, entre deux stères et derrière un petit coup de bière, si des fois un petit cigare était le bienvenu.

Il s'habille avec une bonne canadienne, avec un bonnet de type bonnet-rural, des gants en cuir brun, des bottes en caoutchouc avec double-chaussettes. Sous le pantalon, un autre pantalon lui donne une démarche moins citadine, une démarche d'ancien de la terre.

Il monte tout l'attirail dans une voiture qui a quatre roues motrices et deux boîtes de vitesse, de facture soviétique. Soviétique parce vu le rapport nombre de roues motrices/prix, c'est encore les héritiers de Lénine les mieux placés.

En réalité le Groucho ne s'appelle pas Le Groucho. Ce sont les autres qui l'appellent le Groucho, tout simplement parce qu'il ressemble au Groucho. Donc, ce n'est pas le vrai Groucho. C'est un Groucho local, c'est le Groucho d'ici.

A Saint-Pardoux-la-Rivière, on est au pied des collines du Limousin du côté du nord, au bord de la Dronne vers l'ouest, et sur l'est tout près la forêt communale de Saint-Pardoux. C'est une petite commune sans histoire, avec ses traditions de bistrots, de chasse et de pêche, les gens n'y sont pas méchants mais ils seraient volontiers moqueurs. C'est un endroit, qui ressemble trait pour trait aux vallons toujours verts de la plaine du Jura, du contre-Jura, comme entre la Serre et la Saône.

 

oOo

 

 

 Ce jour-là, il se leva tôt, vers les 9 heures, pour être prêt vers les dix heures. A dix heures et demie, il arriva sur sa parcelle, il était tout seul pensa-t-il, les autres ne sont pas encore arrivés, ou alors ils ont déjà commis leur oeuvre pensa-t-il en souriant. Le Groucho n'hésitait pas à sourier quand il était seul. Je les emmerde tous, souriait-il en pensant.

Il serra tous les freins de sa Lada, et il descenda tout son matériel, à quelques mètres de ses victimes, les arbres ses amis, quand tout à coup il entendit remuer, là-bas loin, pas du côté de la lisière, mais un peu plus profond. Il s'y dirigea à pas lents, mais fermement. Un Parisien qui se promène dans les contre-forts du Limousin n'a peur de rien, car un Parisien, c'est d'abord un cartésien. Et ce n'est pas parce qu'ils ont tous, les autres, de la bouse à leurs sabots et des femmes grasses et rouges dans leurs lits et que quand ils vont à la capitale ils se précipitent sur la tour Eiffel, qu'ils valent plus et mieux que les Parisiens. Les Parisiens sont des Parisiens et il faudrait voir ne pas l'oublier. Quand un Parisien est en Dordogne, c'est à eux de faire allégeance.

Tout en échafaudant sur sa supériorité qualitative de Parisien sur les bouseux de son village, il avançait comme un explorateur dans une afrique conquise. Il ne fit pas plus de 100 mètres quand il aperçut, tout près d'un arbre, une grosse masse, comme un âne avec une couverture sur le dos. La bête était attachée après un arbre, avec une corde à veaux. En s'approchant, le Groucho vit immédiatement que la tête de l'âne était plutôt une tête de veau, qu'il reconnut parfaitement pour en avoir eu mangé quand il était petit, mais avec de la vinaigrette. Il remarqua bien que cette manigance était l'oeuvre d'un être humain et il eut du mal à comprendre de quoi il s'agissait réellement. Il y avait là, un veau, attaché court après un petit foyard, avec une couverture sur le dos. Il admit facilement que c'était la première fois qu'il voyait ça. Pourtant, des choses, il en avait déjà vues. Vous pensez un Parisien, en pleine campagne, s'il en a déjà vu des choses, ça c'était obligé.

Le veau, il n'était pas vieux, la corde, à peine usagée, et la couverture pouvait avoir déjà une guerre dans les jambes.

Sans autre élément que son esprit critique personnel, pourtant affûté et entraîné, il rejoignit son char d'affouage, il replaça tout le matériel et redescendit au village, heureux de détenir par devers lui une information qui en boucherait un coin à plus d'un. Car, ils méritaient bien tous, cette bande d'abrutis, une petite leçon.

 

Intérieurement, le Groucho n'était pas satisfait. Il allait annoncer la nouvelle et ainsi faire le prophète en son pays, il allait en tirer un petit bénéfice pour sa notoriété, ce qui comme à chacun, ne pouvait pas lui faire de mal. Intérieurement, il ne comprenait pas. C'était un garçon, qui aimait mieux démonter une mobylette que de faire le fou avec, en résumé, il aimait mieux comprendre que consommer. Souvent, lorsqu'il acquérait des outils, il en observait toutes les caractéristiques, reconstituait la procédure fabricatoire, désossait la bête pour bien comprendre la bête, téléphonait à l'usine, et une fois toutes les questions répondues, il était serein, ne remontait pas nécessairement la chose démontée, et en tout cas n'envisageait plus de s'en servir.

 

oOo

 

 

Il arriva en serrant des quatre roues sa Lada devant chez l'oncle de sa femme et il lui raconta l'aventure. L'oncle, un qui en avait déjà vu et entendu, et qui connaissait sa forêt comme sa poche, commença par lui parler de boire du café avec de la gnôle dedans. Le Parisien, accepta pour raison de civilité, mais il comprit tout de suite qu'on ne le croyait pas. Il se demanda s'il n'avait pas été victime d'une farce, mais en bon cartésien qu'il était, pouvait-il considérer qu'il s'agissait d'une farce. Et le veau, est-ce que ça l'aurait fait rigoler, sûrement guère.

Il remercia l'oncle avec douceur et prit congé en disant qu'il rentrait maintenant chez lui.

Il resserra cette fois les quatre roues chez l'autre oncle, le frère du premier. Quand il lui annonça ce qu'il avait vu, l'autre oncle lui demanda s'il avait eu froid. Le Groucho lui dit que lui non, mais que le veau, lui, il avait une vraie couverture sur le dos. Le second oncle lui dit alors que selon lui, si le veau avait une couverture sur le dos, c'était vraisemblablement à cause du froid. Le second oncle qui était un homme de bon sens et de terre ne voyait pas d'autre explication. Qui avait mis une couverture sur un veau, d'abord il faudrait savoir qui était le propriétaire du veau. Le Groucho ne s'attarda pas chez le second oncle, qui ne ricanait pas, mais visiblement se retenait.

Le Groucho se sauva parce qu'il avait autre chose à faire et il finit son périple chez son beau-père, qui justement habitait sur son chemin. Avec son beau-père, les liens étaient plus cordiaux.

Justement le beau-père était sur son seuil quand le Groucho stoppa sa voiture. A l'air agité de son gendre, le beau-père prit les devants et s'enquit de sa santé et de son bois. Le Groucho raconta son affaire relativement posément et proposa que tout le monde aille voir. C'était pas loin de midi, mais il affirma qu'avec la voiture, une demi-heure plus tard, chacun serait devant sa soupe.

Le Groucho, le beau-père, l'oncle deux et l'oncle un, ramassés dans l'ordre inverse, atteignirent tous comme un seul homme la parcelle.

Le Groucho descendit vivement de son taxi et leur dit d'un air très assuré, suivez-moi. Les autres commençaient à être sérieusement intrigués et ils ne lambinaient pas en route. Le Groucho ouvrait la marche, comme Artaban. C'était la première fois qu'il était premier d'une telle cordée.

Deux minutes plus tard, ils étaient au phénomène.

 

 

Là, il n'y avait rien, mais rien, pas de veau, pas de corde, pas de couverture. L'endroit était à peine piétiné. Si on voulait.

A peine y avait-il le foyard qui aurait servi -soi-disant- de piquet.

 

Tout le monde se regardait, en se demandant si le Groucho ne ferait pas mieux de vivre à Paris, que le grand air l'abusait, et qu'en tout état de cause, un Parisien ça avait toujours tout su tout vu mais jamais comme les autres.

Le Groucho se rendit compte que son étiquette de Parisien, qu'il essayait de faire oublier depuis des années, allait lui recoller à la peau encore plus qu'avant.

Le Groucho, exprima quelques regrets, les autres répondirent en ricanant que ce n'était pas de sa faute. Que des veaux avec une couverture sur le dos, il n'y avait que de ça dans la région, en particulier au milieu des bois, puisque c'est là que vivaient les veaux à couverture sur le dos, que un de plus un de moins…

En dix minutes, il livra les hommes chez eux où les attendaient les Germaine, plutôt inquiètes, qu'on ait embarqué leur mari sans rien leur expliquer.

Le Groucho, lui, n'était pas au bord du suicide, mais il l'avait amère et fit le constat que s'il avait eu bien fermé son moulin à paroles, il n'en serait pas là. Mais c'était trop tard. Bel et bien.

Il espéra secrètement que chacun garderait l'épisode pour lui, mais se doutant bien qu'un jour où l'autre il serait la risée de tout le village.

 

Et il fut.

Hélas, il fut et refut.

 

 

Six mois plus tard, on en parlait à Jumilhac-le-Grand et même à Brantôme. Le Groucho était devenu le Parisien qui avait vu un veau dans la forêt avec une couverture sur le dos. Ni plusse, ni moinsse et sans jamais aucun commentaire.

 

 

oOo

 

 

mai 1991.

 Brantôme,

 

Près d'une année et demie plus tard, alors que je me trouvais à la Brasserie des Platanes, au presque-centre de Brantôme, je fus amené à entendre la conversation de deux paysans qui étaient venus chercher de la quincaillerie pour leur stabulation, c'était le père et le fils.

Lorsqu'un troisième larron arriva; il suivit et s'immisça dans leurs entretiens, et demanda au bout d'un petit temps, "et toi, tu as toujours une couverture dans la cabine du tracteur ?"

 

le plus âgé des deux répondit :

 

"eh oui, c'est comme ça que j'ai économisé un veau. La vache s'était barrée, alors j'ai juste eu le temps d'attacher le veau à un arbre et de lui mettre une vieille couverture sur le dos. Ça faisait un effet boeuf… Le temps de rattraper la vache et j'ai rembarqué tout le monde à la ferme".

 

 

fin

 

moissey, juin 1992, christel poirrier.

 

d'après un récit du terroir (de mon terroir).

 

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