Le 23 juillet 2001, dans un
village de la France de l'Est, est arrivée une
tribu d'archéologues et d'archéologuesses
qui a établi son campement au bord du CD 37, entre
Moissey-l'Ermitage et Frasne-les-Meulières. Ils
avaient des "lottes" (roulottes sans roues) qu'ils ont
fait livrer sur place par une entreprise
spécialisée. Ces lottes (roulottes sans
roues) ont été fabriquées il y a
plus de 50 ans par la maison Algéco, qui
s'occupait de l'hébergement de la main
d'uvre algérienne invitée en
quantité par la France au lendemain de la
dernière guerre mondiale (la
dernière?).
C'est le mâle dominant
(à la tête bobée) de la tribu qui
s'occupe de l'installation des baraquements, des
toilettes (3), enfin de tout ce que la langue
d'aujourd'hui appelle la logistique. Le mâle
dominant est assisté d'un autre membre à la
tête non bobée mais barbue.
une intuition de
sourcier.
Dès le 24 juillet, tous
les membres de la tribu se sont mis à
écorcher le sol et ils ont très rapidement
découvert les marques d'un vaste complexe
industriel et antique de tuilerie et poterie. La tribu
aurait été préalablement
tuyautée sur les ressources de cet emplacement que
cela ne nous étonnerait guère, car
même les lottes (roulottes sans roues) ont
été posées à la juste limite
du gisement archéologique. Comme un fait
exprès.
Les archéologues ont
d'autres cordes à leur arc et d'autres truelles
à leur seau, car en plus de leur intuition
naturelle, ils font preuve d'une grande connaissance du
monde. Ils connaissent le passé, le présent
et l'avenir. Pour le passé, il leur suffit de
creuser pour savoir, pour le présent, tant qu'ils
sont là, ils connaissent le présent, et
pour l'avenir, ils pensent que l'avenir deviendra
tôt ou tard du passé, il suffira
d'attendre.
D'un (seul) coup d'oeil,
l'archéologue est capable de dire "la nationale
475 (maintenant départementale depuis qu'on a
décentralisé) a été
tracée sous Louis XV" ou bien "la chambre de
chauffe est ici car l'alandier est là"... ou
encore "une tuilerie s'est implantée ici parce
qu'on est au point de convergence des trois ressources
obligées qui sont l'argile (pour poter et tuiler),
l'eau (pour travailler l'argile) et la forêt (le
combustible pour faire chauffer le four). On pense que
les gallo-romains étaient très
attachés à leurs traditions car ils ont
négligé d'utiliser le combustible
éthylène, dont une superbe canalisation
passe à quelques mètres.
portrait
physique.
L'archéologue,
comme chacun d'entre nous, a un portrait
physique.
Les membres de la tribu
jouissent d'un accoutrement approprié afin de
lutter contre les températures excentrées
ou les intempéries (contraire de
tempéries). Plusieurs d'entre eux portent un bob
d'archéologue (l'un d'eux a d'ailleurs fait la
campagne d'Egypte, pas avec Bonaparte, mais tout de
même), mais tous ont les pieds rangés dans
des souliers de sécurité, avec armature
semellaire, talon renforcé et bouclier orteiller.
Ils doivent aussi, selon les prescriptions de l'AFAN,
porter des lunettes "de" soleil (en fait, des lunettes
"contre" le soleil).
Chaque soir, ils bâchent
jalousement leur site et rassemblent leurs petits seaux,
leurs petites truelles et leurs balayettes (petits
balais) dans une (bleue) des resserres Algéco et
ils disparaissent avant la tombée du jour, pour
réapparaître, comme par enchantement, le
lendemain matin. Ont-ils creusé des
terriers?
Commes les Gaulois que
peut-être ils imitent, ils ont dans l'année
des jours fastes où ils
réfléchissent et des jours néfastes
où ils grattent le sol. L'un d'eux, un mâle,
affectionne l'usage de la brouette.
portrait
chimique.
L'archéologue,
(comme l'archéologuesse d'ailleurs) a un mental
très fort.
Ceux que nous avons patiemment
observés parlent couramment notre langue, ne
disent pas beaucoup de gros mots, en tout cas on en
n'entend pas un seul (ce qui est bien la preuve qu'ils
n'en disent guère), et comme les Napolitains, ils
s'aident des bras pour exprimer leur pensée,
à l'aide de gestes divers, même en
été. Bien qu'individus très secrets,
ils échangent volontiers avec ceux qui leur
rendent visite et ils truffent leurs discours de phrases
sacrées héritées de leurs
ancêtres, comme "ne marchez pas ici" ou bien, "on
ne sait pas encore" ou encore "les fourchettes à
droite, les couteaux à gauche".
Adorent-ils des Dieux comme
l'AFAN, une divinité qu'ils évoquent
religieusement (l'AFAN nous a donné des
pompes, l'AFAN nous prête un théodolite,
l'AFAN nous demande un relevé précis)? Nous
ne le savons pas encore.
Ils savent beaucoup de choses
qu'ils ont apprises sur un autre campement (campus) qu'on
appelle Universita Lettrae et rien ne les étonne.
Ils peuvent découvrir un drain du XIXe
siècle sur un site qu'ils pensent gallo-romain
sans qu'une grosse émotion ne les
étrangle.
Ils connaissent les outils et
les utilisent avec adresse et avec succès. Une
archéologuesse d'entre eux, qui est
affectée au bilan topographique du programme,
déambule parfois avec un appareil hautement
technologié qui s'appelle un
tachéomètre électronique. Cette
machine permet de relever les coordonnées des
points intéressants et convertit en un clin d'oeil
les empans en Euros.
le
matos
Contrairement à
l'apparence, le mot matos ne vient pas du grec mais du
latin (materia, materiae). L'AFAN dispose de forces
importantes puisqu'elle peut dépêcher sur le
site un tractopelle, des algécos, des pompes
aspirantes, des cuvettes en plastique (bleu, toujours),
des pelles, des pioches, des truelles, des brouettes et
des balayettes (petits balais).
L'archéologue dispose
entièrement d'un algéco entièrement
bleu dévolu entièrement au matos. De par sa
couleur, on est sûr qu'un archéologue qui
aurait abusé de la tegula (1) ne se tromperait pas
en allant ranger ses outils. Il ne les mettrait pas dans
le bureau du directeur qui sert aussi bien de bureau de
l'archéomaîtresse que de cantine des
cantines.
la
locomotion
L'archéologue est pourvu
des commodités de la locomotion avec ses jambes,
ses souliers, son chapeau et ses lunettes. Mais en cas de
besoin (4), pour les déplacements en grappes ou en
octets, le chef de corps dispose d'un carrosse
sacré, dont les chevaux sont devant, cachés
sous le capot, avec des chaises dedans et écrit
sur le côté le nom de la divinité qui
les protège et à qui ils rendent
grâces, l'AFAN. Ils consomment couramment du terme
"bagnole" qui est un mot purement gaulois.
Sur le chantier,
l'archéologue se déplace à une
vitesse raisonnable, et je n'en ai pas encore vu courir
un, ce qui est le signe d'une grande sagesse. Il faut
dire que dans un Lieu où il faut faire attention
où ne pas mettre les pieds, courir n'est pas de
mise.
les fonctions de
nutrition
L'archéologue se nourrit
de nutriments et cela, régulièrement. Les
nutriments lui permettent de se déplacer à
pied avec une certaine certitude et aussi d'assurer le
suivi sérieux de son travail, ce pour quoi la
déesse AFAN l'a élu entre
mille.
Il arrive le matin sur le
champ-tier avec une musette de journée. Il s'agit,
comme chez les kangourous, d'une poche placentaire sauf
qu'elle n'est pas ventrale et sauf qu'elle est amovible.
Elle se porte le plus souvent dans le dos avec des
bretelles de pantalon sauf qu'il ne s'agit pas de
pantalon. Cette poche non ventrale et amovible se fait
appeler sacàdos (besace arrière en
portugais). Il y a dans le sacàdos de
l'achéologue toute sa subvention quotidienne,
oeufs durs, tomates, jambon, nectarines, pain, tabac,
carnet de notes, tampons protecteurs (en cas d'attaque)
pas de vin pas de bière, donc pas d'alcool;
l'alcool à cette saison s'évaporerait trop
vite.
On se replie sur le coup de
midi (le premier coup de midi) dans l'algéco qui
sert de bureau au mâle dominant et à
l'archéométresse. A table, le service est
à la française, fourchette à gauche,
couteau à droite. Tous ont
régulièrement recours à une vaste
réserve d'eau qu'ils font venir de
Contrexéville et quelques-uns fument des
cigarettes qu'ils fabriquent -très adroitement
d'ailleurs- de leurs propres mains.
Après le repas, ceux qui
sont dans le besoin (4) peuvent fréquenter l'une
des deux cabines téléphoniques qui ont
été aménagées en cheillottes
coloniales, une pour chaque sexe, mixité ne
voulant pas dire promiscuité. Au sortir de ce
service, l'AFAN a prévu une fontaine coloniale, un
jerrycan à robinet, surélevé sur un
cageot renversé. L'ensemble donne l'impression
confortable et même alléchante d'un chantier
bien tenu.
Les cheillottes sont d'une
belle facture ex-arts décos, moulurées sur
les arêtes et coins arrondis vers le dôme. On
y accède par une porte en façade,
tournée vers le nord-ouest, qui sert à la
fois d'entrée et de sortie. Les couleurs de
l'édifice sont choisies avec bonheur par la
déesse: le bleu et le blanc sont les couleurs du
village de Moissey.
l'habitat
On ne sait pratiquement rien de
leur habitat. L'hypothèse déjà-dite
qu'ils auraient rapidement creusé des terriers qui
leur permettraient de s'éclipser le soir jusqu'au
lendemain matin n'est pour l'instant pas
fondée.
Il se pourrait que ce soit le
chef d'expédition qui assure la liaison entre le
lieu de travail et le lieu de dormissement,
peut-être avec le concours du SERNAM ou de la
SERNAM, cela serait à vérifier. A
dromadaires, peut-être?
la
socialisation
L'octet (5) qui a investi
ce temple lumineux du lointain était
composé, selon nos estimations, de quatre
archéologues et autant d'archéologuesses
(cinq). Non seulement la mixité s'est-elle
imposée à la fin du siècle dernier,
mais encore la parité est-elle de rigueur en ce
début de millénaire. L'archéologue
n'est pas qu'un être grégaire, il est aussi
un être clano-phile. En effet, sur le chantier de
fouilles, on distingue nettement, même de loin,
deux groupes de travail nettement séparés
même s'ils sont unis par la nouvelle règle
des 35 heures. Nous avons surpris à maintes
reprises un atelier de deux hommes maniant avec
dextérité et amour la pelle, la pioche et
la brouette, alors que dix ou quinze mètres plus
loin, s'activait un chapelet de trois ou quatre
archéologuesses qui se livraient à du
dépiautage fin, accroupies, et qui devisaient
à voix basse, sans dire du mal d'autrui. On est
donc encore bien dans les mêmes schémas
sociaux qu'on rencontre communément dans la vie
civile.
la
migration
Ils viennent de l'Est
(vraisemblablement de Vesontio, en Séquanie), ils
n'ont pas de chevaux et se tiennent volontiers accroupis,
pour donner moins de prise au vent et pour être
plus proches de leur labeur. Ils n'aiment guère la
pluie et lui préfèrent nettement le soleil.
Peut-être projettent-ils de se rapprocher de la
Mare Nostra (les Saintes Maries de la Mer?).
les
origines
L'archéologie est
née du besoin (4) et de l'imagination des hommes.
Le besoin (4) de trouver de la monnaie un peu noble sans
trop se casser le bonnet, et l'imagination qu'ont eue
certains d'enterrer leurs affaires précieuses
comme les chiens soustraient leurs os à la
cupidité générale. L'ensemble des
ces préoccupations a donné lieu à
une science approchée qu'on a d'abord
appelée la "déterrologie", puis la
"fouillologie" et depuis le siècle des
lumières, l'archéologie.
C'est une science qui a un bel
avenir (devant elle), puisqu' au fur et à mesure
que le temps passe, il y a de plus en plus de choses qui
"s'enfoncent discrètement" dans le sol, et donc,
si on n'y remédie pas rapidement, il y aura de
plus en plus pas assez d'archéologues,
proportionnellement parlant bien sûr.
l'avenir
proche
On ne sait pas formellement
l'avenir, mais on peut prévoir, d'ici, la
création d'une Chaire de Moisseyologie qui
délivrerait le diplôme correspondant avec
des options qui lui seraient propres.
- Accroupitologie
fondamentale et appliquée.
- Brouetto-truellologie
expérimentale.
- Argilographie
fouillologique comparée.
- l'AFAN et les
monothéismes.
- La DRAC et les
sectes.
l'avenir plus
lointain
Il y aurait peut-être
lieu d'ériger dans le canton la Maison de la
Moisseyologie, qui, placée sous le saint patronage
de l'AFAN et sous le sous-saint patronage de la DRAC de
Séquanie, hébergerait les "tegula" et les
"imbrex" exhumées à Moissey et voire
pourrait accueillir les vestiges d'un galion
chargé de meules d'arkose qui aurait coulé
dans le ruisseau des Gorges à une époque
qu'il reste à déterminer.
Une exposition
thématique ferait la joie (intellectuelle) des
passants et un stand de limonade-saucisses permettrait de
les fidéliser. Le même stand pourvoierait
les touristes en chapeaux d'archéologue et en
lunettes de soleil rondes, en autocollants, en cartes
postales et en T-shirt "Ich bin Moisseyer" ou "I love the
tuilery-pottery" ou encore "Ti amo, tegula
mia".
la question
d'Orient
Vaste (et épineuse)
question posée régulièrement au bac
et que nous traiterons à part.
une
amedocte
(Ce sous-titre confirme
l'appréhension globale du mot, sa reconnaissance
par sa seule forme: ainsi il ne jaillit pas à
l'entendement du lecteur que le mot anecdote a
été écrit avec une lettre voisine et
une autre déplacée)
Le premier jour de leur
arrivée, les archéologues ont
commencé par retirer du foin qui calorifugeait une
canalisation d'eau et ils ont été
inquiétés par une belle couleuvre verte et
jaune qui ne voulait pas déloger. Si le
témoignage sérieux des témoins
n'affirmait pas que ce fut un être vivant, il y
avait fort à parier que c'était du fil
électrique vert-jaune qui sert à relier de
grosses installations à la terre. On était
ainsi à deux doigts de prouver que les
Romo-Gaulois préféraient l'énergie
électrique à celle du gaz
éthylène, qui passe pourtant à
quelques mètres de là. Hélas, nous
devrons nous priver de cette hypothèse, pourtant
ô combien élégante.
Il n'empêche que
dès ce moment, la trousse en plastique vert
injecté, "Aspivenin" trôna en belle place
sur le bureau du Chef.
lexique du
jour
(1) tegula:
(génitif tegulae), nom féminin, tuile, ou
toiture lorsqu'il est employé au pluriel.
D'après le gros livre de Félix
Gaffiot.
(2) imbrex:
(génitif imbricis), nom féminin, tuile
faîtière. D'après le gros livre de
Félix Gaffiot.
(3) toilettes: ce mot a
plusieurs significations (réellement)
distinctes.
- Depuis son
mariage, Mme de Sévigné arborait de
somptueuses toilettes.
- Grâce à sa
souplesse, le chat fait une toilette
complète.
- L'accès des
toilettes est interdit pendant
l'inventaire.
(4) besoin: ce mot,
d'origine germanique, a plusieurs significations
(très distinctes ?).
- Le petit chat
dispose d'une caisse de copeaux pour faire ses
besoins.
- L'AFAN procure des pompes
aux archéologues, selon leurs
besoins.
- Claude-Nicolas Ledoux,
vécut, sur le tard, dans le besoin.
- On a souvent besoin d'un
plus petit que soi.
(5) octets: ce mot a
plusieurs sens voisins.
- Les Russes ont
envoyé autour de la terre un octet de
satellites de télé-communications (un
ensemble cohérent de Huit).
- Dans mon ordinateur, les
unités les plus élémentaires sont
groupées par paquets de huit: un octet. De octo
qui signifie Huit (exemple: le mois d'octobre est le
dixième mois de l'année)
AFAN: Association pour
les Fouilles Archéologiques Nationales.
DRAC: Direction
Régionale des Affaires Culturelles.
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