le dessous-du-lit
Moissey, + 2007.
Il était un bel été qui n'en
finissait pas, ce 7 septembre 2007, vers 9 h. A cette
heure-là, habituellement, je suis ou en train de
travailler, ou en train de m'apprêter à
travailler. Assis à mon bureau dont le grand
plateau fait la fête à l'ordinateur, ma
réflexion oscillait entre ces deux directions:
Pavarotti venait de mourir, la voie était libre...
Ou alors, peindre réalistement, une scène
comme la mort de Jean-Paul Marat dans sa baignoire; mais
je n'allais pas déranger Jean-Paul Marat qui
n'avait pas eu le loisir d'achever son bain sereinement.
Peut-être allais-je peindre la mort de Claude
François dans sa salle de bains; c'était
une bonne idée, d'autant que parmi mes
contemporains, Claude François avait autant
compté que Jean-Paul Marat.
J'étais en train de renoncer à la
peinture, à ses boudinis et à ses reflets,
lorsqu'un pas de souris grimpa le petit escalier meunier
en courant: c'était ma femme. Je reconnais son pas
dans l'escalier et je reconnais sa voix:
"Viens vite, me lança-t-elle dans un souffle
qui me sembla unique, le maire veut te voir de toute
urgence". Effectivement, en face de
l'événement, la mort de Claude
François saurait bien avoir la patience.
Je descendis l'escalier meunier à la
même vitesse que celle de ma gouvernante, afin de
créer un rythme et même, un
équilibre.
Le maire du village, était là, assis
sur le canapé du salon, il ne portait pas la
catastrophe sur sa mine mais il me dit quand même:
il y a en mairie le Conservateur des Archives
Départementales en tournée d'inspection, et
il nous manque des registres de
délibérations.
Ah, ce n'était que ça... Je refilai
dans l'autre sens et ascendant (le sens) et je revins
avec deux registres, que j'avais trouvé
rangés debout dans ma bibliothèque, alors
que je les y croyais couchés.
Le maire prit ces deux registres sous son bras et
s'en fut (on devrait dire s'en alla) jusqu'à sa
mairie. (Il y a toujours une confusion cultivée
entre les verbes être et aller, on dit
communément j'ai été au coiffeur,
qui n'est pas du tout la même chose que je suis
allé chez le docteur).
Le soleil brillait dans ma rue et nous léchait
par la fenêtre du salon.
Je restai au rez-de-chaussée avec ma
coreligionaire, aujourd'hui plus athée que moi,
pour commenter l'événement, quand le
marteau de la porte nous fit sursauter. C'était
encore le Maire, qui me dit:
"le conservateur voudrait vous voir, si
c'était possible".
La chose était possible, et même
aisée. Depuis que je suis en retraite, je me
laisse attirer volontiers là où le besoin
est dit. Et puis, le conservateur, j'avais eu jadis des
mots avec lui, on allait pouvoir s'expliquer.
Le conservateur allait me dire que ces registres
n'avaient rien à faire chez moi et moi, en en
convenant, j'allais lui dire que nos registres locaux
n'avaient rien à faire chez lui tant qu'ils
n'avaient pas eu 100 ans. Je ne dis pas qu'on serait
quitte, mais au moins, j'étais en
possibilité de corriger ma position en cinq
minutes. Pas lui.
Bien sûr que j'étais en tort puisqu'il
est établi qu'il n'y a que ceux qui ne font rien
qui ne se trompent pas.
Quand je sortis de ma maison, le soleil état
affable, gentil, souriant, ça me plaisait.
En arrivant en mairie, posée à deux
maisons de la mienne, le conservateur, c'était une
conservatrice, qu'on continue à appeler
conservateur. Elle était heureuse de me
rencontrer, me dit-elle, et moi aussi d'ailleurs, lui
dis-je. Je sentais le bonheur poindre sous la rencontre.
Mais mon air jovial, ouvert et heureux ne sembla pas
pouvoir la dérider et je sentis la morosité
poindre sous notre rencontre.
Les deux registres que le maire Michel venait de lui
présenter, c'était bien, mais ça ne
suffisait pas. J'essayai de placer là mon
contentieux, qu'elle admit d'autant plus volontiers
qu'elle sortit de son cartable toute ma correspondance
avec le conservateur son prédécesseur. Le
contentieux, il était simple, un maire de Moissey
avait versé, bien avant l'heure,
c'est-à-dire, bien avant son centenaire, un
registre dont nous avions eu besoin, dans mon
école primaire, pour écrire l'histoire du
village. Pour moi l'histoire du village, ça se
résume à la période gallo-romaine et
à la révolution industrielle du XIXe
siècle. Entre les deux, rien d'intéressant,
des rois, des seigneurs, des manants ligotés au
labeur... L'Histoire, ce n'est qu'une très longue
affaire de proxénétisme qui ne veut pas
dire ce qu'il est. Des monographes qui se recopient la
matière les uns sur les autres.
Mon registre naufragé, celui qui courait de
1887 à 1918, expirait le 20 octobre 2018 et on
apprit qu'il avait été versé
prématurément par excès de
zèle, de façon à ce qu'il
bénéficiât de la réelle
protection du bâtiment exprès pour des
Archives de Montmorot. L'auteur du sauvetage,
c'était le maire Bernard, l'ancien maire du
village.
Mais il manquait deux autres registres, plus
récents, et la femme-conservateur semblait
m'accuser clairement de les avoir
écartés.
Heureusement, la Christine, secrétaire de
Mairie depuis presque son adolescence, nous permit
d'allumer l'ordi et d'aller voir sur le site internet de
Moissey, la page que j'avais moi-même construite,
et qui faisait l'inventaire le plus exhaustif possible de
tous les registres des délibérations du
conseil municipal. Ça commençait en 1790
pour expirer le 12 mai 2004.
Ces deux registres manquants, je les reconnus
immédiatement dans la liste, et je reconnus
secrètement qu'ils étaient sûrement
dans mon bureau, mais à savoir où,
là était la question.
J'apaisai tout l'aréopage en disant, je ne
sais pas, je vais aller voir. Je n'avouai rien.
Je dis au maire-Michel, je vais éplucher mon
bureau. Il me dit, vous devriez regarder sous le lit...
Dans mon bureau, il y a un lit, et sous ce lit, sont
déposés tous les documents au format
raisin, c'est-à-dire 50 par 65 (AFNOR), ainsi que
d'autres, encore plus grands.
Il n'y a pas assez de lits dans mon logis pour serrer
tous mes documents de grand format. Heureusement, car
j'ai observé que tout ce qui était
soustrait à la vue, un jour ou l'autre, se
soustrayait à la mémoire. Lorsque
j'étais instituteur, ma classe était bien
encombrée et des esprits pas tout à fait
bienveillants en gloussaient: eux ignoraient, mais pas
moi, que Sir Alexander Fleming avait découvert la
pénicilline grâce au désordre de son
laboratoire. Pour ma part, la seule découverte que
j'aie faite dans mon désordre apparent, c'est que
je ne perdais jamais grand chose.
Je quittai la mairie en courant, tant pour faire acte
de bonne volonté que pour me libérer
rapidement d'un souci que je n'avais pas le matin
à mon réveil.
Le soleil brillait sur ma rue.
Sous le lit de mon bureau, les deux registres
étaient là, paisibles, avec quelques minons
accrochés aux reliures un peu
revorchées.
Je redescendis l'escalier meunier à grands
pas, pour essayer de battre un record, puisque j'avais
toujours dit que je pourrais retrouver tout ça en
pas plus de cinq minutes. Les registres furent
happés au passage par ma collègue qui leur
donna un rapide mais vigoureux coup de chiffon.
J'arrivai devant la mairie, juste au moment où
la conservatrice et sa secrétaire allaient monter
en voiture. J'ai crié "attendez, les
voilà".
Ouf, l'honneur, et le reste, était sauf.
Le maire Michel était un peu
époustouflé de la tournure, et surtout de
la rapidité, des événements. Il me
demanda, "mais alors comment avez-vous fait pour les
retrouver aussi vite ?"
Je lui dis d'une manière un peu ostensible
(sonore), afin que tous les belligérants
entendissent,
J'ai fait comme vous m'avez dit,
exactement
"J'ai fait comme vous m'avez dit, je les ai sortis de
sous le lit, dans mon bureau, exactement comme vous
m'aviez dit". "En somme, c'est grâce à
vous..."
Personne n'a osé applaudir, mais le
coeur y était...
Moissey le 7 septembre 2007, christel
poirrier
carnets de voyage
fin
(o,O)
v
(...................)
fin
|