extrait de"Revue
Franche-Comté et Monts Jura"
1ère
année-n°10 Avril 1920
revue régionale
fondée en 1919-Directeur Georges
GRAFF
La montagne de la
Serre, d'une altitude maximale de 380 mètres, et
orientée du Nord-Est au Sud-Ouest, est
située au nord-est de Dole. Ce massif
boisé, composé de roches primitives,
granitiques principalement, forme un véritable
îlot contrastant d'une manière remarquable
avec les terrains jurassiques qui
l'environnent.
De la comparaison
entre les terrains de la Serre et ceux des Vosges et du
Morvan, les géologues ont conclu que la montagne
de la Serre constitue un trait d'union reliant les Vosges
au Plateau Central.
La composition du sol,
qui tranche d'une façon si remarquable avec celle
des régions environnantes, a pour résultat
une flore, sinon toute particulière, du moins
rappelant celle de la Bretagne.
En raison de sa
constitution géologique et de sa flore, la Serre a
été un sujet d'études pour de
nombreux savants, surtout franc-comtois.
Ce n'est pas à
ce point de vue que nous nous sommes placé en
écrivant cet article; nous avons seulement voulu
rappeler que, parmi les roches de la Serre, l'une d'entre
elles a été l'objet d'une exploitation
industrielle pendant des siècles et montrer
comment cette industrie jadis prospère s'est
éteinte.
Au nombre des roches
affleurantes se remarque dans le terrain de Trias, lequel
occupe une bonne partie de la superficie totale,
l'arkose, qui présente une grande analogie avec le
grès vosgien. Cette roche constitue des bancs de
30 à 70 centimètres d'épaisseur,
séparés par de minces couches de
grès à grains fins. La puissance de ces
bancs superposés est de 15 à 20
mètres
Dans une région
étendue dont la Serre est le centre, il n'est pas
une station de l'époque dite néolithique ou
de la pierre polie -laquelle a pris fin 2000 ou 2500 ans
avant notre ère- qui n'ait livré au
préhistorien des blocs de cette roche
utilisés, après préparation, comme
polissoirs d'outils ou meules à broyer le grain.
Nous voilà donc en présence d'une industrie
-à la vérité rudimentaire- qui est,
avec celle de la céramique, la plus ancienne de
notre pays.
L'extraction des blocs
d'arkose se faisait sans doute, à l'origine, un
peu partout, mais lorsque, un peu avant l'arrivée
des Romains, eut lieu en Gaule l'introduction des moulins
à bras, les chantiers paraissent s'être
groupés en deux points: vers le village de
Serre-les-Moulières et surtout au point de
rencontre des territoires des communes de Frasne,
Moissey, Menotey et Gredisans.
Après la
conquête romaine, une voie s'embranchant à
Dole sur la grande voie de Chalon à
Besançon se rendait, par Jouhe, à ces
dernières carrières où furent, dit
D. Monnier (Annuaire du Jura, 1855, p. 161),
«trouvés des ustensiles à l'usage des
Romains» et allait, près de la bourgade dont
on voit au territoire de Dammartin les ruines
dispersées sur une grande étendue,
rejoindre une autre voie importante, celle de Pontailler
à Besançon. Les ateliers de taille se
trouvaient ainsi en communication, par Dole avec Tavaux,
noeud des voies de la région et par Dammartin,
avec Besançon et les pays au delà de la
Saône et de l'Ognon.
Lorsqu'au
Moyen-Âge fut adaptée aux moulins la
puissance motrice des cours d'eau, sur le parcours de
toutes nos rivières grandes et petites, même
de nos ruisseaux, s'égrenèrent une
multitude d'usines à moudre le grain, la plupart
fort modestes, comme on peut en juger par les
spécimens qui subsistent encore dans beaucoup de
petites localités éloignées des
villes. Puis survint le régime féodal qui
fortifia villes, bourgs et châteaux où, en
prévision de sièges, s'installèrent
des moulins à bras et à chevaux, lesquels
survécurent en Franche-Comté jusqu'à
la fin du XVIIe siècle, qui vit notre province
entrer définitivement dans le giron de la patrie
française. Pendant cette période de douze
siècles, les chantiers de la Serre jouirent d'une
grande activité, puisque c'est de là que
sortirent presque toutes les meules employées dans
cette région.
Mais cette
prospérité ne devait pas tarder à
décliner. Jusqu'à la conquête
française, le réseau de nos routes se
composait en majeure partie des voies
créées pendant la domination romaine. Aussi
bien que celles-ci, les rares chemins établis plus
tard étaient plus ou moins bien -nous pourrions
plutôt dire mal- entretenus, ce qui rendait les
transports de marchandises à grande distance
difficiles, longs, et par suite dispendieux. La situation
allait changer.
Vers 1740, les
ingénieurs du roi commencèrent et
poursuivirent pendant plus de quarante ans la
construction, en Franche-Comté, des grandes
artères sur lesquelles roulent aujourd'hui nos
voitures automotrices. Les routes nationales de Dijon
à Genève, par Dole et Poligny, et de Chalon
à Besançon datent du début de cette
époque; plus tard se profilèrent les routes
de Dole à Gray et de Dijon à
Besançon par Pontailler. C'est alors qu'apparurent
les rouliers de la montagne jurassienne, les
Grandvalliers, qui se mirent à sillonner, avec
leurs théories de lourds chariots, les routes de
l'Europe occidentale. De ce moment, les meules de Brie
vinrent peu à peu supplanter dans nos moulins
celles de la Serre.
Vers 1820, les
ateliers présentaient cependant encore une
certaine activité. Fransquin, dans ses Notes
topographiques et historiques sur Dole et son
arrondissement, paru en 1822, écrivait (p. 189)
que les meules de la Serre se vendaient dans
l'arrondissement de Dole «et autres», où
les meuniers les préféraient à
d'autres et que «ce commerce occupe un grand nombre
d'ouvriers et fait circuler l'argent». A partir de
ce moment, la décadence se précipite.
Rousset, en 1855 (Dictionnaire des communes du Jura, IV,
p. 221), dit que l'extraction des pierres
meulières «a été à peu
près abandonnée depuis quelques
années». Au commencement de notre
siècle, un seul ouvrier travaillait encore
à la carrière d'arkose de Moissey et
fournissait des meules pour le broyage des terres
à la faïencerie de Nans-sous-Sainte-Anne.
«De nos jours, avoue Ed. Guinchard en 1913
(Monographie de Moissey, p. 47), la carrière est
presque abandonnée; on n'en extrait plus que
quelques pavés».
Aux carrières
de la Serre, on ne façonnait pas seulement des
meules et des pavés, mais aussi des croix, des
bornes, des auges, des marches d'escalier et des moellons
de construction. Disons quelques mots des
premières.
Avant la
Révolution, de nombreuses croix en pierre
meulière s'érigeaient sur le territoire des
communautés du pourtour de la Serre. On en voyait
aux entrées des villages, aux bifurcations de
chemins et aux points où ceux-ci changeaient de
territoire. Beaucoup d'entre elles ont disparu depuis ;
il en subsiste néanmoins encore un certain nombre
notamment dans les communes de Montmirey-Ia-Ville,
Peintre, Frasne, Chevigny et Menotey. Toutes sont
établies sur un même modèle
présentant un caractère archaïque.
Voici la description de l'une d'elles située
près de Menotey, non loin de l'entrée de la
forêt de la Serre, sur la voie romaine qui passe
aux carrières.
Son socle est une
meule de 0,80 m de diamètre et de 0,30 m
d'épaisseur. La croix, de 1,14 m
d'élévation, est plantée en son
centre. Les bras et la branche verticale
supérieure ont mêmes dimensions et, par des
courbes de grand rayon, vont en s'élargissant
à partir de leur commune origine: il en est de
même de la branche verticale inférieure,
sauf qu'elle est de plus grande longueur. A cette
exception près, l'aspect offert est celui, en plus
léger, d'une croix de Malte, forme qu'on ne
rencontre nulle part ailleurs dans la
région.
Peu de mois avant la
dernière guerre, nous avons visité la
principale des carrières d'arkose, entre Frasne,
Moissey et Menotey. Elle s'étend sur une
superficie de plusieurs hectares parmi des arbres maigres
et clairsemés à cause du manque de terre
végétale. Sur ce terrain, tout en trous et
en protubérances, où foisonne la
vipère, se voient encore, parmi des monceaux de
déchets de taille, de petites meules de moulins
à bras, rebuts de fabrications séculaires.
Un tas de moellons au bord du chemin indique seul qu'un
être humain vient parfois ouvrer en ce lieu
solitaire.
Julien FEUVR1ER,
Conservateur du Musée d'archéologie de
Dole.