Cette année-là, elle
devait revêtir une splendeur
exceptionnelle. M. le député, M.
l'inspecteur, invités par le M. le Maire,
conseiller général, attendus. Les
prix, dorés sur une tranche,
étaient arrivés. Le maître
les avait enfermés dans l'armoire.
Après la classe, il les
répartissait, les étiquetait, et
chacun supputait fiévreusement ses
chances. La Bique comptait sur les prix
d'instruction morale et civique, d'histoire et
géographie, mais surtout de lecture et
récitation. Il avait été
choisi, à cause de son assurance, de la
netteté de sa diction et de la puissance
de son organe, pour réciter "Les animaux
malades de la peste". En plein air, il faut une
voix qui porte.
Il s'y était pris un peu tard pour
apprendre sa fable, mais le matin du grand jour
il la savait parfaitement, avec les intonations
qui varient, comme il convient, en passant du
lion au renard et du renard à
l'âne.
Des sapins avaient été,
dès la veille, plantés dans la
cour et ornés de drapeaux et et de
banderoles, des fauteuils disposés le
jour même pour les notables, des chaises
pour les conseillers municipaux et des bancs
pour les écoliers et les
écolières, car la distribution
était commune.
A la dernière heure, les prix furent
apportés sur une table au sombre tapis
vert, qu'ils incendièrent de leurs
reflets rouges et jaunes, et la
cérémonie commença. Elle
fut annoncée par des salves d'artillerie
tirées par le garde champêtre, puis
les invités, les conseillers, le maire
prirent place. Les gens du village se
ramassèrent en cercle à distance
respectueuse.
Après l'exécution martiale du
Chant de guerre des Enfants du Haut-Jura, trois
fillettes en robes blanches, timides et
rougissantes, vinrent réciter d'une voix
inintelligible trois compliments et offrir trois
bouquets aux autorités,
c'est-à-dire au député, au
maire et à l'inspecteur qui les
embrassèrent.
Pendant cet intermède, La Bique
essaya de redire sa fable. Il constata avec
stupeur qu'il ne la savait plus. Son tour
approchait. C'était la première
fois qu'il paraissait en public. S'il n'avait eu
affaire qu'à des hommes, passe encore!
Mais il voyait la gent féminine rire sous
cape de la gaucherie des fillettes, qui
s'embarrassaient dans leurs compliments trop
longs comme une mariée dans la
traîne de sa robe. Toutes ces coquines,
petites et grandes qui écoutaient,
étaient cruellement moqueuses. Leur
bonheur n'était pas d'admirer, mais de
railler. Dans un vêtement, elles ne
voyaient que les taches; dans un
caractère que les défauts; en
musique elles n'entendaient que les fausses
notes. La Bique les sentait prêtes
à mordre. Bientôt, il serait leur
proie. L'appréhension d'être
déchiré par elles le paralysait.
Il bravait les intempéries, les menaces,
les dangers, les fatigues, les
ténèbres, les injures et
même les coups. Il ne bravait pas le
ridicule.
Le maître l'avait prévenu que,
pour bien réciter une poésie, il
fallait la savoir longtemps d'avance, que les
acquisitions récentes de la
mémoire étaient écrites sur
le sable. Hélas! c'était le cas de
sa fable, et la bourrasque des émotions
en avait complètement brouillé le
texte. Il apercevait autour de lui des centaines
d'yeux moqueurs et d'oreilles indiscrètes
qui n'en perdaient pas un mot, pas une bribe,
pas un geste.
Il aurait voulu être au loin, mais
impossible de se dérober, de s'enfuir. Il
fallait y aller coûte que coûte,
sauver l'honneur, ne pas s'arrêter
surtout, ni manquer d'assurance. C'est
animé de ces belles résolutions
qu'il monta sur l'estrade, comme le gladiateur
antique descendait dans l'arène.
Il salua, rejeta sa chevelure en
arrière, lança un regard de
défi aux filles qui déjà
chuchotaient, la main devant la bouche, et se
poussaient le coude. Il dit le titre.
Après une pause, les premiers vers lui
revinrent en mémoire, puis il perdit
pied. Malgré son assurance apparente, il
était complètement chaviré.
Une voix impérieuse lui
criait: «Marche ! Marche!» Comme
la nature, il avait horreur du vide, et il le
comblait avec des mots. Il était
livré, dirait un psychologue, à
l'automatisme de l'association des idées,
des rimes, des assonances, des souvenirs
décousus et fragmentaires. Ayant appris
beaucoup de fables de La Fontaine, c'est aux
dépens du fabuliste qu'il improvisa
l'étrange pot pourri suivant, qu'il
débita tout d'une haleine:
Les
animaux malades de la
peste
-
Un mal qui
répand la
terreur,
Mal que le
ciel en sa fureur,
Inventa
pour punir les crimes de la
terre,
La peste,
puisqu'il faut l'appeler par son
nom,
Capable
d'enrichir en un jour
l'Achéron,
Faisait aux
animaux la guerre.
Ils ne
mouraient pas tous, mais tous
étaient
frappés,
Et les
morceaux du lacs qui l'avaient
rattrapé,
Semblait un
forçat
échappé.
On n'en
voyait point
d'occupés
A chercher
le soutien d'une mourante
vie.
Nul mets
n'excitait leur
envie.
Ni loups ni
renards
n'épiaient
La douce et
l'innocente proie.
Le renard
s'en saisit et
dit:
«Mes
chers amis,
Je crois
que le ciel a
permis
Pour nos
péchés cette
infortune.»
A l'heure
dite, il courut au
logis
De la
cigogne son
hôtesse.
Je me
dévouerai donc s'il le faut,
mais je pense
Qu'il est
bon que chacun s'accuse ainsi que
moi,
Car on doit
souhaiter, selon toute
justice,
Que le plus
coupable
périsse!
« Sire,
dit le renard, vous êtes le
phénix
Des
hôtes de ces
bois.
Vos
scrupules font voir trop de
délicatesse.
Eh bien!
dansez maintenant!
Et quant au
berger, l'on peut
dire
Qu'il
était digne de tous
maux.»
En cette
occasion, le roi des
animaux
Montra ce
qu'il était et lui donna la
vie.
Nul mets
n'excitait leur
envie,
Tous les
gens querelleurs, jusqu'aux simples
mâtins,
Au dire de
chacun étaient de petits
chiens.
L'âne
vint à son tour et dit: «
J'ai souvenance
Qu'en un
pré de moines
passant
La faim,
l'occasion, l'herbe tendre et, je
pense,
Quelque
diable aussi me
poussant,
Qui
s'était fourvoyé par
mégarde
Tant les
chiens faisaient bonne
garde.
Je n'en
avais nul droit, puisqu'il faut parler
net.
A ces mots
on cria: «Haro sur le
baudet!»
Un loup qui
n'avait que les os et la
peau
Étrangla
le baudet sans
remède.
J'en
conclus qu'il faut qu'on
s'entr'aide.
Là-dessus,
au fond des
forêts
Le loup
l'emporte et puis le
mange
Sans autre
forme de
procès.
Selon que
vous serez puissant ou
misérable,
Les
jugements de cour vous rendront blanc
ou noir.
|
Le maître était atterré,
le maire souriant, l'inspecteur goguenard, les
conseillers ahuris. Les gens qui savent
seulement que les fables sont des histoires de
bêtes avec des proverbes furent
satisfaits. Ceux qui apprécient avant
tout la rapidité du débit furent
enchantés. «Quelle
mémoire!» murmurait-on dans la
foule. Le manque de suite dans les idées
ne surprit personne. On n'avait pas eu le temps
de comprendre à mesure. La Bique allait
trop vite. Le député, qui
s'était trouvé plus d'une fois
à court dans ses improvisations, admira
le sang-froid de La Bique, son adresse à
se tirer d'un mauvais pas en se payant de mots,
et fut émerveillé. Il lui
prédit les plus grands succès
électoraux et l'applaudit à tout
rompre. Le public, qui n'attendait que le signal
des autorités pour glorifier un enfant du
pays, applaudit de confiance, vigoureusement. Le
succès fut colossal, et La Bique retourna
à sa place, emportant son prix de
récitation, salué par la rumeur
élogieuse de la foule.
Il sortait victorieux de l'épreuve.
Il avait terrassé la raillerie, comme
saint Georges le dragon. Il n'en tira nulle
vanité. Il ne l'avait pas fait
exprès. Il se promit de ne plus
paraître en public.
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