village de moissey

La Bique et La Fontaine, "duettistes" dans:

la distribution des prix

de Numa Magnin (1874-1958)

Une histoire de La Bique, de Numa Magnin

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Cette année-là, elle devait revêtir une splendeur exceptionnelle. M. le député, M. l'inspecteur, invités par le M. le Maire, conseiller général, attendus. Les prix, dorés sur une tranche, étaient arrivés. Le maître les avait enfermés dans l'armoire. Après la classe, il les répartissait, les étiquetait, et chacun supputait fiévreusement ses chances. La Bique comptait sur les prix d'instruction morale et civique, d'histoire et géographie, mais surtout de lecture et récitation. Il avait été choisi, à cause de son assurance, de la netteté de sa diction et de la puissance de son organe, pour réciter "Les animaux malades de la peste". En plein air, il faut une voix qui porte.

Il s'y était pris un peu tard pour apprendre sa fable, mais le matin du grand jour il la savait parfaitement, avec les intonations qui varient, comme il convient, en passant du lion au renard et du renard à l'âne.

Des sapins avaient été, dès la veille, plantés dans la cour et ornés de drapeaux et et de banderoles, des fauteuils disposés le jour même pour les notables, des chaises pour les conseillers municipaux et des bancs pour les écoliers et les écolières, car la distribution était commune.

A la dernière heure, les prix furent apportés sur une table au sombre tapis vert, qu'ils incendièrent de leurs reflets rouges et jaunes, et la cérémonie commença. Elle fut annoncée par des salves d'artillerie tirées par le garde champêtre, puis les invités, les conseillers, le maire prirent place. Les gens du village se ramassèrent en cercle à distance respectueuse.

Après l'exécution martiale du Chant de guerre des Enfants du Haut-Jura, trois fillettes en robes blanches, timides et rougissantes, vinrent réciter d'une voix inintelligible trois compliments et offrir trois bouquets aux autorités, c'est-à-dire au député, au maire et à l'inspecteur qui les embrassèrent.

Pendant cet intermède, La Bique essaya de redire sa fable. Il constata avec stupeur qu'il ne la savait plus. Son tour approchait. C'était la première fois qu'il paraissait en public. S'il n'avait eu affaire qu'à des hommes, passe encore! Mais il voyait la gent féminine rire sous cape de la gaucherie des fillettes, qui s'embarrassaient dans leurs compliments trop longs comme une mariée dans la traîne de sa robe. Toutes ces coquines, petites et grandes qui écoutaient, étaient cruellement moqueuses. Leur bonheur n'était pas d'admirer, mais de railler. Dans un vêtement, elles ne voyaient que les taches; dans un caractère que les défauts; en musique elles n'entendaient que les fausses notes. La Bique les sentait prêtes à mordre. Bientôt, il serait leur proie. L'appréhension d'être déchiré par elles le paralysait. Il bravait les intempéries, les menaces, les dangers, les fatigues, les ténèbres, les injures et même les coups. Il ne bravait pas le ridicule.

Le maître l'avait prévenu que, pour bien réciter une poésie, il fallait la savoir longtemps d'avance, que les acquisitions récentes de la mémoire étaient écrites sur le sable. Hélas! c'était le cas de sa fable, et la bourrasque des émotions en avait complètement brouillé le texte. Il apercevait autour de lui des centaines d'yeux moqueurs et d'oreilles indiscrètes qui n'en perdaient pas un mot, pas une bribe, pas un geste.

Il aurait voulu être au loin, mais impossible de se dérober, de s'enfuir. Il fallait y aller coûte que coûte, sauver l'honneur, ne pas s'arrêter surtout, ni manquer d'assurance. C'est animé de ces belles résolutions qu'il monta sur l'estrade, comme le gladiateur antique descendait dans l'arène.

Il salua, rejeta sa chevelure en arrière, lança un regard de défi aux filles qui déjà chuchotaient, la main devant la bouche, et se poussaient le coude. Il dit le titre. Après une pause, les premiers vers lui revinrent en mémoire, puis il perdit pied. Malgré son assurance apparente, il était complètement chaviré. Une voix impérieuse lui criait: «Marche ! Marche!» Comme la nature, il avait horreur du vide, et il le comblait avec des mots. Il était livré, dirait un psychologue, à l'automatisme de l'association des idées, des rimes, des assonances, des souvenirs décousus et fragmentaires. Ayant appris beaucoup de fables de La Fontaine, c'est aux dépens du fabuliste qu'il improvisa l'étrange pot pourri suivant, qu'il débita tout d'une haleine:

Les animaux malades de la peste

 

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le ciel en sa fureur,

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés,

Et les morceaux du lacs qui l'avaient rattrapé,

Semblait un forçat échappé.

On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie.

Nul mets n'excitait leur envie.

Ni loups ni renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie.

Le renard s'en saisit et dit:

«Mes chers amis,

Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune.»

A l'heure dite, il courut au logis

De la cigogne son hôtesse.

Je me dévouerai donc s'il le faut, mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi,

Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse!

« Sire, dit le renard, vous êtes le phénix

Des hôtes de ces bois.

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien! dansez maintenant!

Et quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux.»

En cette occasion, le roi des animaux

Montra ce qu'il était et lui donna la vie.

Nul mets n'excitait leur envie,

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,

Au dire de chacun étaient de petits chiens.

L'âne vint à son tour et dit: « J'ai souvenance

Qu'en un pré de moines passant

La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,

Quelque diable aussi me poussant,

Qui s'était fourvoyé par mégarde

Tant les chiens faisaient bonne garde.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

A ces mots on cria: «Haro sur le baudet!»

Un loup qui n'avait que les os et la peau

Étrangla le baudet sans remède.

J'en conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide.

Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l'emporte et puis le mange

Sans autre forme de procès.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Le maître était atterré, le maire souriant, l'inspecteur goguenard, les conseillers ahuris. Les gens qui savent seulement que les fables sont des histoires de bêtes avec des proverbes furent satisfaits. Ceux qui apprécient avant tout la rapidité du débit furent enchantés. «Quelle mémoire!» murmurait-on dans la foule. Le manque de suite dans les idées ne surprit personne. On n'avait pas eu le temps de comprendre à mesure. La Bique allait trop vite. Le député, qui s'était trouvé plus d'une fois à court dans ses improvisations, admira le sang-froid de La Bique, son adresse à se tirer d'un mauvais pas en se payant de mots, et fut émerveillé. Il lui prédit les plus grands succès électoraux et l'applaudit à tout rompre. Le public, qui n'attendait que le signal des autorités pour glorifier un enfant du pays, applaudit de confiance, vigoureusement. Le succès fut colossal, et La Bique retourna à sa place, emportant son prix de récitation, salué par la rumeur élogieuse de la foule.

Il sortait victorieux de l'épreuve. Il avait terrassé la raillerie, comme saint Georges le dragon. Il n'en tira nulle vanité. Il ne l'avait pas fait exprès. Il se promit de ne plus paraître en public.

in "Histoire de La Bique" tome I, ré-édition René Marque-Maillard, Lons-le-Saunier, 1990.

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