village de moissey

- - - le Mont Blanc de Bernard Grebot - - -

le 27 juillet 1994 à 9 h 40.

Pourquoi à 71 ans ai-je tenté et réussi l'ascension du Mont Blanc ?

"Me voici donc en ce lieu convoité et acquis"

Bernard (moi), mon guide et le Mont Blanc, investi par deux de mes frères de souffrance.

La carte de l'accès au Massif, document du Syndicat d'Initiatives de Chamonix.

Pourquoi à 71 ans ai-je tenté et réussi l'ascension du Mont Blanc ?

Les uns m'ont dit : «oh ! c'est un boulevard», les autres m'ont dit : «tu t'es surpassé»

Surpassé, oui. Je crois que ce qualificatif reflète bien mon état d'esprit à cette époque de mes 71 années.

Et pourquoi avoir attendu si longtemps pour réaliser ce rêve, qui avait pris naissance en 1955, donc 41 ans plus tard, depuis le sommet du Brévent, en face du gros monstre. Le Mont Blanc, j'avais esquissé un désir, plutôt un rêve : si un jour je pouvais monter là-haut !

Idée renforcée par la suite, par la lecture du livre Premier de Cordée de Frison-Roche.

Et puis ensuite par une série de hasards, d'occasions, de chances, de rencontres, de coïncidences, de recherches, d'entêtement, d'envies, de désirs, baigné par cet amour qui m'envahissait, grandissait, débordait de mon coeur à chaque approche des Alpes.

Tout le massif du Mont Blanc, depuis quatre années, m'était devenu familier, comme les quatre coins de mon Village. Tout s'incrustait dans mes pensées, tous ces hauts lieux résonnaient dans ma tête :«Vallée Blanche, Lac Blanc, Aiguilles Rouges, Mer de Glace, Glacier du Géant etc...»

J'étais devenu sans intention un alpiniste.

Restait à décrocher la timbale... l'ascension du Mont Blanc.

Mais alors, pourquoi cette ascension du Mont Blanc ?

Après avoir réalisé comme entraînement quatre fois le Tour du Mont Blanc (TMB), je devais mettre mon vieux rêve à exécution, cela devenait une obsession. Il faut que je grimpe là-haut !

Un secret longtemps gardé en moi-même devait faire craquer "mon complexe d'infériorité". Handicap physique et intérieur, qui me mettait souvent en difficulté en public. Il fallait que je sorte de mes gonds, et me surpasser.

Cela était donc décidé. Le 1er janvier 1994, au cours du réveillon qui réunissait une douzaine de mes randonneurs de Moissey, fort de leurs sincères amitiés, je m'engageais devant eux à entreprendre l'ascension du Mont Blanc.

Il me restait 6 mois pour poursuivre et accélérer un entraînement sévère, pour être prêt à affronter l'épreuve le 2 ou 3 juillet de cette année, à la fin de mon 4ème tour du Mont Blanc qui était une excellente mise en forme pour me préparer à l'assaut du molosse.

On ne fait pas l'ascension du Mont Blanc par caprice, gloriole ou coup de tête. Les statistiques donnent 60 % de réussite chez les jeunes, mais 40 % d'échec. Malgré cela, c'était bien le moment de lancer un défi à mon fameux complexe ! Il faut que je réussisse.

Il me faudrait un volume pour décrire de A à Z toutes les péripéties d'une telle préparation.

Je profitais de toutes les circonstances pour améliorer mes conditions physiques. En voici une assez particulière, (ne le répétez pas). En cachette, j'ai fait maintes fois la grimpette dans notre clocher par les escaliers échelles très raides, aussi difficiles à descendre, mais excellent exercice pour les mollets, les cuisses, les abdominaux, le souffle aussi. Mais aussi des grandes randonnées superbes sur les crêtes du Haut Jura. Le Mont Rond, le Crêt de la Neige 1717 m, le Reculet, la Dôle, le Noirmont. Des compétitions aussi comme le 3 fois 1 500 de Saint Cergues Suisse, 27 km en trois cols de 1500 m (Noirmont, la Dôle, la Barillette) en 90 et 93. La montée au Reculet, course de montagne 1227 m de dénivelé depuis le Pays de Gex 2 années. Courses du Balcon du Léman 17 km 4 années récompensées par des coupes de vétéran. Les multiples randonnées dans le massif de la Serre, sillonné en tous sens, avec mon sac à dos, bien lesté d'un petit sac de sable. Encore et encore, mais quelques bonnes tartines.

Mes enfants et petits enfants bien lancés dans le ski m'entraînent sur les pistes de descente à Valmorex à 70 ans 2 années d'école de ski français E S F me conduisent à un saut en parapente skis aux pieds. Bien sur, avec le Mont Blanc en tête, il faut miser sur plusieurs chevaux.

Voici donc arrivé le jour J.

Rendez-vous pris avec un guide chamoniard pour le 2 juillet, et départ pour le Mont Blanc le 3. Dans la nuit du 2, fièvre, malaise, tremblements : infection urinaire ! Tuile. Tentative annulée. Il faut refaire les projets, surmonter ce 1er échec, ne pas baisser les bras, reprendre l'entraînement, refaire le Haut Jura et fixer sans tarder un nouveau rendez-vous avec mon guide pour le 26 juillet 1994 à 15 heures à Chamonix. Itinéraire prévu : la Grande Traversée.

Ce 26 juillet, nous sommes au rendez-vous, mon guide et moi, au télécabine de l'Aiguille du Midi. La dernière montée, celle qui ne redescend pas, est celle des guides avec leurs clients dont je fais partie. Image symbolique, austère "de ces hommes rares et admirables, dont le métier consiste à en conduire d'autres vers les sommets, et de les ramener sains et saufs vers le quotidien de la Vallée" Ils ne parlent guère...

La cabine se referme pour atteindre la haut l'Aiguille du Midi. Là commence ma grande aventure. Le rêve devient réalité. Cela se précise vraiment. Ce rêve préparé et tant attendu le voici qui se réalise. Nous atteignons l'Aiguille du Midi, la cabine libère toute cette expédition. Ce n'est pas le chahut. Si les visages sont graves, ils explosent d'admiration. Les gestes sont lents. Les pas lourds. Les regards se croisent. Tout signifie que nous entrons dans un lieu saint, et les guides, ces géants de la montagne, sont imposants et marquent le respect.

J'ai besoin de prier avec eux.

Moi, tout petit en face d'eux, "ces grands de la montagne" et face à l'immensité des neiges, voici que tout à coup une libération s'opère en moi, «A bas complexe». Bernard, il faut que tu sois grand aussi, de taille à ne décevoir personne. Tu vas être capable de suivre ces costauds chamoniards, et serviteurs des humbles comme moi. Oui c'est bien moi qui suis là. Non je ne rêve pas. Ces secondes, je les vis. Je suis dans un monde qui, hier, était encore inaccessible, et là, mon corps vibre, lorsque je passe l'équipement: baudrier, chaussures, crampons, lunettes d'altitude, casquette à oreillettes que nous baissons car il gèle déjà, le piolet en main, prêt à l'attaque, me voici en titre d'alpiniste. Je jubile, je m'éclate, je ris.

Mon guide, entouré de ses cordes, jette un regard sur mon accoutrement, assure la sécurité de mon baudrier, fixe à la boucle ventrale le solide mousqueton qui me relie à lui par une corde qu'il déroule de 5 mètres et d'un air satisfait, et sûr de son client, vient me taper amoureusement sur l'épaule : Bernard, on y va !

Pour atteindre le refuge des Cosmiques 3 800 mètres où nous passerons la nuit, on redescend dans la Vallée Blanche par une première arête vertigineuse dès la sortie du tunnel de roche... Quel éblouissement ! Quelle vision ! Le site grandiose est enfin là devant mes yeux, et mes pieds s'accrochent aux neiges comme si j'étais né là. Devant ce panorama fabuleux, j'oublie le danger de ce premier contact avec le vide. Je marche le premier, encordé à Philippe qui assure et contrôle ma descente. Parfait Bernard ! ça va ? Super ! le paradis ça doit être un peu ça.

Et l'arête si fine, si étroite, se profile sous nos pieds et se perd dans les abîmes profonds. Que c'est beau ! Je me sens si bien que les minutes défilent trop vite. Je jette des regards rapides et furtifs sur le vaste enneigement. Nous foulons la Vallée Blanche. Ici le départ de la Mer de Glace, en face les Grandes Jorasses, les multiples aiguilles de Chamonix, le Dru...

Une émotion inexplicable s'empare de moi. Tout mon être est imprégné de paix, de calme, de douceur «Oh ! Que je voudrais que tout le monde ressente mon bien-être, le partager avec ceux que j'ai laissé en bas». Le silence s'harmonise avec cette beauté sans pareille. Sur la Vallée Blanche le soir tombe. Il fait froid, les campeurs éparpillés ont déjà fermé leurs tentes. Beaucoup de cordées sillonnent ce vaste domaine pour regagner les refuges. C'est l'extase pour moi, comme pour d'autres, qui ont ressenti les mêmes impressions, sans jamais avoir trouvé les mots pour les exprimer.

Devant ces précipices vertigineux, ces aiguilles qui nous surplombent, et qui montent vers le ciel, je suis là ! Je m'étonne de moi-même. Est-ce possible ? Mais oui. Mon coeur est inondé de bienfaits, de sérénité, il bat comme s'il temporisait cet état d'euphorie, de béatitude. Je voudrais arrêter les aiguilles de ma montre. Jusqu'à ce moment, je n'ai pas ressenti de difficulté. Je m'observe, je contrôle ma respiration. J'apprécie ce bon air qui entre dans mes poumons, satisfait de mon bon comportement.

En une heure nous avons repris de l'altitude et nous voici vers dix-huit heures au refuge des Cosmiques.

Quelle impression encore que ce refuge agrippé tel un nid d'aigle sur un piton neigeux à 3 800 m.

Il règne là une atmosphère inaccoutumée, 150 âmes et équipements dans une surface réduite, mais c'est bon de serrer tout ce monde qui vibre d'une seule et même pensée, atteindre les sommets.

Un repas copieux et équilibré pour les efforts futurs nous est servi, et sans attendre plus, chacun rejoint son étroite couchette. Nuit chaude et unique pour beaucoup de nous, tous cherchent le sommeil mais ne le trouvent pas. C'est déjà le branle-bas en silence. Une heure du matin. On se hâte de s'équiper pour le jour le plus long. On avale un thé bien chaud, on en remplit nos gourdes. Le dernier équipement de rigueur à fixer, c'est la lampe frontale qui nous éclairera durant le reste de la nuit, et une à une les cordées quittent ce bon refuge des Cosmiques et s'étirent dans l'obscurité dans toutes les directions.

Pour nous, c'est le Mont Blanc. Encore un spectacle unique, que tous ces petits feux follets qui percent la nuit noire.

Devant nous déjà des cordées, d'autres derrière nous semblent emboîter nos pas. Deux heures d'ascension, sans un mot, juste "ça va Bernard ?".

La neige glacée craque sous nos crampons. Le ciel est étoilé. Peut-être fait-il moins 10° mais les efforts sont tels que le corps se réchauffe très bien.

Collés à la paroi de neige glacée sur le tracé unique d'à peine 50 cm, surplombant les vals profonds et ces abîmes géants que l'on devine, l'allure s'est réduite. Chaque pas raccourcit, martèle la glace pour bien rester en contact avec la montagne. Il n'y a pas de pas cadencé, ni même de rythme. C'est une marche vers un but, le même maintenant pour ceux qui pourraient arriver en haut.

Un homme petit, qui se sent bien petit, avec une vie passée qui vient de le conduire jusqu'ici, c'est comme une montée vers le ciel. La montagne est le lien entre le ciel et la terre. Ces pensées sont très réconfortantes en ces lieux.

Nous avons passé assez aisément le Mont Blanc du Tacul. Je pense que ça va bien aller plus haut. Ouf ! encore un de plus, c'est le Mont Maudit que nous venons de franchir. Reste une grande combe à redescendre avant l'assaut final, descente pénible physiquement, après 5 heures d'ascension, et pénible moralement à la pensée de descendre alors qu'il va falloir monter, cela me semble stupide. Mais le Mont Blanc est là, à proximité maintenant, encore à peu près 4 heures d'effort et la mission sera accomplie. Longue descente, sans échange d'impressions. En face, à 500 mètres devant nous, des cordées décorent déjà les flancs du "Superbe", qu'il est beau ! Nous ici en bas, à ses pieds, nous sommes dans la demi-nuit, mais le soleil vient tout juste de coiffer là-haut le Roi.

Nous avons distancé les cordées qui les premières heures nous talonnaient, et en moi-même je pense... on a pas mal marché, tant pis pour ceux qui traînent.

Mais en face, une brise glaciale, sans un mot, sur cette courte plaine, Philippe stoppe la marche, décroche le sac de son dos, se retourne vers moi et me lance sèchement ... "ça ne va pas ? voilà un moment que tu danses le tango". En effet, sans oser me plaindre, je perdais le contrôle de ma marche. Puis assez brutalement il me dit : "tu es tout blanc, si ça ne va pas on redescend. En général c'est là, vers 4 200 mètres que ça flanche". Une balle venait de me traverser le coeur. Tout semblait s'écrouler. Tant d'efforts pour redescendre. Ah non ! mais redescendre où, eh bien en bas. Oh ! la la la la la la.

J'ai fait pendant l'armée très peu de boxe, mais je me souviens : je viens de recevoir une rafale de swings, d'uppercuts, de crochets à rester Knock Out.

Philippe, hors de lui, me crie: "prends vite une coramine". J'étais en train de faire une hypoglycémie. J'avais décroché mon sac, enlevé les gants et les tremblements m'empêchaient de trouver cette coramine, présente dans toutes mes poches. Vite j'en croque deux et bois une gorgée de thé. Cet incident dû aux hypo m'était déjà bien arrivé 2000 fois. Oui, mais à 4 heures du but. Oh non, non, non, et non. Alors on redescend, me dit un homme qui me semblait ne plus être mon guide. "Philippe, à partir de maintenant, c'est moi qui commande !". Je faisais le malin : en me ressaisissant, en chargeant mon sac avec élan, je lance "en avant toute".

Alors, très encourageant, mon guide qui avait repris le sac me dit "tiens, prenons quelques photos ici, le temps que tu reprennes couleur, mais ça revient".

Je passe sur beaucoup de détails. Ce bref arrêt avait bien suffi à nous refroidir, et déjà les doigts étaient raides. De cet endroit, j'ai quand même de belles photos.

"Bon, Bernard, on y va maintenant, et on ne s'arrête plus". 5 heures 30 à ma montre, il faut encore 4 heures pour faire le reste. Alors, durant cette épreuve supplémentaire, j'ai appelé à mon aide tous ceux à qui j'avais promis de les emmener avec moi là-haut. Il s'en est passé des choses dans ma tête. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais me plaindre, mais cela a été très dur. Dur? Quand Philippe m'a dit "on a plus que 20 mètres d'altitude", il a fallu encore 20 minutes d'acharnement, quand j'ai dit à Philippe "J'ai sommeil". Oh j'ai cru qu'il m'arrachait les tripes en tirant sur l'anneau de mon baudrier. Il s'est mis à hurler je ne sais plus quoi, et je ne me rappelle plus des derniers mètres, lorsque Philippe m'a dit "ça y est", j'étais étonné, et à bout de souffle.

"Me voici donc en ce lieu convoité et acquis"

Il est 9 heures 40, ce 27 Juillet 1994.

Quelle est bonne et douce cette récompense.

J'adore et je remercie le Créateur pour tant de beauté.

Levant les bras au ciel, je tiens dans mes mains mon épouse, ma famille, parents et amis, Village de Moissey, mon beau Jura, ma belle France, et ce Monde si beau.

Cela passe dans ma tête à la vitesse de l'ordinateur, mais personne n'est oublié. Je pense surtout aux souffrances du Monde, particulièrement à tous ceux qui sont cloués sur les lits d'hôpitaux, à la multitude des prisonniers, moi qui jouit ici, d'une pure Liberté.

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articles de Bernard Grebot

1. Une anecdote sur le Tacot, 1930

2. Une famille de coiffeurs, 1940

3. Autour de la libération de Moissey, 1944

4. A la conquête du Mont Blanc, 1994

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