Discours
de M. François Bayrou, Président du
Modem
Je ne saurais dire le
bonheur grave que représente pour moi la charge,
que m'a confiée Olivier, d'évoquer Jacques
Duhamel lors du dévoilement de la plaque sur cette
place qui porte désormais son nom.
Je n'ai
rencontré Jacques Duhamel qu'une seule fois.
J'étais un très jeune militant,
c'était mon premier congrès politique, et
nous savions tous que c'était son dernier.
Il avait voulu passer
un moment, malgré la maladie, malgré le
fauteuil roulant, à ce congrès de
réunification du centre, à Rennes, en 1976.
Je me souviens de l'avoir regardé longuement,
descendant l'allée centrale, entouré de
quelques amis : quand on a vingt-cinq ans et qu'on
vient d'où je venais, on ne laisse pas passer une
légende prise dans l'épreuve sans la suivre
des yeux et du cur.
J'étais bien
loin de savoir alors, -qui l'aurait dit ?-, que de ce
mouvement qui se fondait là, je serais bien des
années plus tard le président, avant de le
faire évoluer en d'autres formes politiques. Je ne
sais qu'une chose, c'est que cette recherche d'une forme
toujours nouvelle, il l'aurait comprise, lui qui n'a
cessé de chercher des formes inédites pour
que s'incarne et s'organise le rêve inaccompli du
centre qui nous manque tant. Et si vous me permettez de
le dire, ces jours-ci, plus que jamais.
Mais même
à cet instant de douleur et de courage, il
émanait de lui, y compris dans la détresse,
comme une aura, comme un halo de lumière et comme
un souffle, qui drainait l'attention de tous, y compris
de ceux qui ne savaient rien de la maladie et de la
douleur.
Vous me permettrez de
le dire : il était beau. C'est une chose que
l'on ne dit pas, ce n'est pas l'usage. Il était
beau, votre mère était belle, vous
êtes tous beaux dans la famille, beaux de
l'extérieur et beaux de l'intérieur, aimant
les jeux du corps et les jeux de l'esprit, et les dons du
cur.
Même
juvénile, il avait le visage ouvert et
précocement patricien, les rides du front qui
assurent la profondeur du regard, les yeux verts et
mordorés, et cette crinière de
centaure.
Il y a, nous
l'observons tous les jours, deux sortes de
beautés. Il y a les beautés qui croient que
le charme est dans l'immobilité, et qui
s'arrêtent donc pour l'exercer, pour se laisser
regarder. Et il y a les autres, celles qui ont compris
que le prestige plastique n'est rien sans le mouvement.
Et que c'est le mouvement en vérité qui
fait le charme durable et profond.
Jacques Duhamel
emportait l'adhésion par le rayonnement et par le
mouvement.
Dans le très
beau film familial qu'Olivier a voulu il y a quinze ans
pour évoquer votre père et votre oncle, et
où vous intervenez tous, il y a l'évocation
par sa jumelle Micou de cet incroyable ascendant qui au
moment de la débâcle de 1940 et de l'exode,
à La Baule, révèle en un
garçon de quinze ans et demi qui s'avance et qui
prend tout en main, un chef et un organisateur, et qui le
fait désigner, non pas désigner en fait
mais reconnaître, Commissaire de la Croix-Rouge
pour accueillir les réfugiés. Quinze ans et
demi !
En 1942, il est
étudiant, il est entré dans les premiers
réseaux de résistance, il est
arrêté, il est à Fresnes le jour
anniversaire de ses dix-huit ans, il est
libéré et à nouveau engagé
dans l'ombre.
Quand arrive la
libération, il n'a pas encore vingt ans, il n'est
pas encore diplômé rue Saint-Guillaume, mais
il a déjà reçu la croix de guerre,
la médaille de la Résistance, et
bientôt la légion d'honneur des mains
d'Edmond Michelet à qui un quart de siècle
plus tard il succèderait au ministère de la
Culture.
C'est un bel
âge, 20 ans, pour être reconnu
officiellement, sur le front des troupes, comme
héros! Davantage encore, pour l'avoir
mérité.
Le mystère des
êtres est le vrai sujet des romans. Si j'osais je
scruterais cette vocation à
l'héroïsme, pour en trouver la source et le
ressort. Et il me semble qu'on y devinerait l'ombre du
frère disparu qui le précédait dans
la fratrie, mort à l'âge de 3 ans, avant la
naissance des jumeaux, ce frère enlevé que
les photos et la mémoire paraient de tous les
dons. Il fallait peut-être égaler cette
légende.
Et on y trouverait
sans doute le souvenir du père, grand
mutilé de guerre, disparu brutalement en ces
semaines de la drôle de guerre, en 1940, à
47 ans, et qu'il fallait suppléer. Frère
pour frère, homme pour homme.
Vient l'école
nationale d'administration en sa première
promotion : France combattante. Et Jacques, sorti,
bien sûr, dans la botte, choisit le Conseil d'Etat,
comme le dira son mentor, à cause du Conseil et
à cause de l'État.
Viennent deux coups de
foudre. Le coup de foudre avec Colette à 22 ans
qui décidera de la vie de famille, mariage,
naissance des garçons, Jérôme,
Olivier, Stéphane et Gilles, et la construction de
la tribu, du phalanstère familial, le paradis pas
encore perdu, où l'on rit, où l'on parle,
où l'on débat, où l'on s'aime sans
compter, parents, oncles et tantes, frères,
cousins, en osant dire qu'on s'aime, en osant aimer le
dire. Une ambiance de vacances, même en vacances,
une oasis de liberté.
Et le coup de foudre
avec Edgar Faure, qui décidera de l'engagement
politique. Edgar Faure, oeil de maquignon sur le
marché des valeurs montantes en politique, qui le
reconnaît, le choisit, l'entraîne dans la
danse, en fait à moins de 30 ans, le numéro
2 puis le numéro 1 de son cabinet, au budget,
à la justice, à Matignon, au Quai d'Orsay,
de nouveau à Matignon. Qu'on songe à cet
apprentissage !
Chemin faisant,
s'effondre la Quatrième République :
traversée, comme on dit, du désert. Le
désert de Jacques Duhamel est un désert
peuplé d'une importante responsabilité: il
est chargé du Commerce extérieur de la
France, et cela le passionne, mais il a besoin de
responsabilités de première ligne, de la
parole libre et du commandement. Il parcourt le monde:
j'ai tant aimé le rire de votre cousin
évoquant dans le film le « Mao me
disait l'autre jour
» de Jacques
Duhamel.
En 1962, la
dissolution de l'Assemblée nationale pour cause de
vote de motion de censure, le projette grâce
à la tutelle d'Edgar Faure, dans le Jura, à
Dole.
Le familier du
tout-Paris va défier en pleine vague gaulliste, un
député gaulliste enraciné dans une
sous-préfecture. En quinze jours ! Quiconque
connaît la puissance des vagues en politique et la
force que confère l'enracinement rural, sera
amené à la conclusion qu'en cette joute
électorale, le jeune parisien n'avait aucune
chance. Même son mentor croit l'affaire
perdue : et pourtant, il gagne, contre toute
attente et contre tout pronostic, en convainquant et en
réunissant, en rassemblant tous les centristes,
ceux qui vont à la messe et ceux qui bouffent du
curé, les démocrates chrétiens et
les radicaux, et les socialistes. Et même les voix
communistes.
Troisième coup
de foudre ! Il était venu chercher un
mandat, il gagne un pays, une ville, un baillage, des
amis, des racines politiques : le Jura, depuis les
fruitières, depuis le XIIIe siècle, terre
de solidarité, sévère et
travailleuse.
Dès lors, il
est à l'Assemblée la figure montante du
centre d'opposition, avec et parfois en rivalité
avec son aîné de quatre ans, Jean Lecanuet.
Comme il n'est ici que
des experts du sujet, je ne tenterai pas d'ajouter
à votre connaissance documentée des
difficultés de la position centrale dans la vie
politique française, dominée par le scrutin
majoritaire si naturellement bipolarisé.
Jacques Duhamel
appelle sans trêve à la
nécessité du centre fort :
« Ne déchirons pas la France en deux.
C'est tout le sens de l'effort difficile mais
indispensable qu'en équipe nous engageons et
poursuivons. Il faut que le centre devienne suffisamment
puissant pour que les choses changent et que le pays
échappe à cette guerre des blocs. Si tout
redevenait demain comme hier, les mêmes causes
produiraient les mêmes effets. Je lance un appel
pour que se réalise la rencontre du mouvement et
de la stabilité, de l'ordre et de la
réforme. Le seul moyen est qu'il y ait à
l'Assemblée un centre puissant et efficace. Le
centre est majoritaire dans la conscience, il faut qu'il
le soit dans la représentation nationale.
»
À
l'époque, Jacques Duhamel est du centre
plutôt sur son versant gauche. Il se passionne et
milite pour la grande fédération des
socialistes et des centristes qui ambitionne de porter
Gaston Defferre vers la candidature : c'est un
échec qu'il regrettera. Il est ami avec Georges
Pompidou, le Premier ministre, mais il préside le
groupe d'opposition Progrès et Démocratie
Moderne. Il connaît bien Mitterrand, mais il
soutient Jean Lecanuet à l'élection
présidentielle de 1965, par refus de l'accord avec
les communistes. Il est constamment réélu
à Dole, quelles que soient les
échéances et les vagues. Il en deviendra
maire en 1971. Le tout avec l'élégance qui
est la marque de fabrique de ses gestes et de ses
choix.
Mais loin de Dole, il
n'est pas facile de porter le drapeau du centre. Ce sera
la conclusion de Jacques Duhamel lorsqu'il se rangera, en
analyste réaliste et construit, au «
fait majoritaire ».
Ce sera en 1969, au
terme d'un débat de conscience, d'un débat
même familial, il décide de sauter le pas et
à l'issue d'un débat qui tint en haleine
toute la France, y compris dans un village du
Béarn mon père et moi, groupés
autour du poste de radio, sur Europe n°1, il choisit
de soutenir, contre Alain Poher, Georges Pompidou pour en
faire le deuxième président de la Ve
République. Il est vrai que Pompidou était
son ami.
Mais c'est sur
l'Europe que s'est prise cette
décision.
Notre cur
battait pour l'Europe et nous voulions qu'elle s'affirme.
Les formes ont changé, mais ne croyez pas que
notre cur batte moins.
Simplement, nous
croyions que de l'autre côté de nos
frontières les curs battaient à
l'unisson pour le même idéal. Et cela
était peut-être moins vrai.
Je ne sais plus trop
aujourd'hui si nous avons si bien fait que cela de
militer en ces années 70 pour
l'élargissement de la Communauté à
la Grande-Bretagne. Là aussi, l'histoire met en
questions nos certitudes de jeunesse. Mais je sais ce que
Jacques Duhamel, et nous avec lui, cherchions dans
l'idéal européen : nous cherchions
à écarter les jalousies identitaires qui
produisent au mieux la division et l'échec, et au
pire la guerre, pour ne plus considérer que
l'essentiel : notre patrimoine commun d'histoire,
de science, d'ingéniosité et de
pensée, qui a produit la civilisation de
l'humanisme.
Il crée alors
le centre versant majorité, le CDP Centre
Démocratie et Progrès, avec ces hommes que
j'ai aimés : René Pleven,
Eugène Claudius-Petit, Joseph Fontanet, Bernard
Stasi, Jacques Barrot, pléiade d'ombres
amicales.
Bien entendu, à
leur tête, il entre au gouvernement, d'abord au
ministère de l'agriculture, puis au
ministère de la culture quand l'ombre grise du
destin choisit d'envelopper de tragique cette vie
rayonnante et lumineuse.
Car le destin frappe
deux fois : il frappe la santé, ce qui est
rude épreuve, et l'atteint dans ses forces, dans
le mouvement justement, jusque dans la parole qui est
l'instrument même des artistes de la
démocratie.
Et ce serait
déjà lourd. Mais le destin va plus loin,
les Erinyes qui sont dans la Grèce antique les
déesses des malédictions, ont
décidé de frapper le cur
nucléaire de l'homme et de sa tribu.
Tous ici, vous savez,
à quel instant sur une route du sud-est, en
frappant Jérôme, par un accident qui ne
pouvait pas arriver, le paradis se brisa, la saga
s'interrompit, le cur de tous fut percé
comme jamais et à jamais.
Double chemin de
croix, plus douloureux qu'aucun chemin de croix et qu'on
échangerait à l'instant contre toutes les
crucifixions.
Il ne serait pas juste
que je n'affirme pas à cet instant le travail que
cependant assuma cet homme doublement frappé,
doublement martyrisé, pour construire le
ministère de la Culture. Il était
entré rue de Valois en prononçant cette
phrase : « Je ne penserai pas au niveau
de Malraux qui était un génie, je ne vivrai
pas au niveau de Michelet qui était un saint, mais
j'administrerai et j'agirai pour cela en m'inspirant de
l'un et de l'autre. Je consoliderai d'abord
l'armature de mon nouveau ministère
»
Mais c'était
trop modeste : car ce ne fut pas seulement
l'armature qu'en effet il forgea. On a pu dire qu'avant
lui, il n'y avait pas de ministère de la Culture,
et qu'il l'édifia. Mais l'esprit soufflait
aussi : la relance de l'opéra avec Rolf
Libermann, de l'opéra comique avec Louis Erlo, le
chantier de Beaubourg, la réouverture de
l'Odéon avec Pierre Dux, la nomination de Jack
Lang à Chaillot, de Planchon et Chéreau
à Villeurbanne, le sauvetage de la gare d'Orsay
promise à la démolition et dont VGE fera le
musée que vous savez.
D'une certaine
manière, en ces temps de terrible souffrance
personnelle, la conception d'une politique culturelle lui
permettait d'accomplir ce que le politique cherchait sous
la forme du centre, l'administrateur sous le culte de
l'État : le dépassement des conflits
inutiles pour traiter sans perte d'énergie les
conflits utiles. Elle lui permettait d'entrer de plain
pied dans le patrimoine européen. Elle lui
permettait de penser Paris et la province en même
temps, songez aux maisons de la culture.
« Je ne
souhaite pas dominer, pas décider à la
place des autres. Je souhaite travailler, trouver une
formule exemplaire pour accorder les discordances. Nous
sommes (
) dans une période où nous
devons savoir que des forces différentes se
bousculent et se cherchent. Il faut tolérer cette
recherche, provoquer la joie et garantir la
liberté. Ce pourrait être l'ambition de
notre vie ».
Et comme un message
à chacun d'entre nous : « La
culture a pour but ultime de permettre aux hommes de se
réconcilier avec eux-mêmes et avec le monde
qu'ils ont créé. »
Réconcilier les
hommes avec eux-mêmes et avec le monde qu'ils ont
créé. Pour la postérité, que
soit ainsi consacrés sur cette place de Paris
à la fois la vocation d'homme et le
témoignage démocratique, lumineux et
profond, de Jacques Duhamel.
François
Bayrou, Président du Modem, Paris le 22 octobre
2016