ville de lyon et village de moissey

camille jourdy et rosalie blum

ou bien

rosalie blum et camille jourdy

microscopie de l'une et pas de l'autre

camille jourdy, illustratrice et romancière graphique

camille jourdy et rosalie blum, 2016
camille jourdy par elle-même, 2017
le grand oeuvre de camille jourdy, 2004-2016
camillejourdy.canalblog.com/archives/2017/05/index.html

 

Rosalie B.

 

2016. Cette année-là, alors que j'oscillais entre Houellebecque et Alphonse Daudet, j'ai découvert un drôle de livre, disons, du même coup et par là-même, un drôle d'auteur. Il s'agissait des oeuvres d'une jeune doloise qui s'était mis dans la tête de devenir illustratrice et qui finalement était parvenue à ses fins. Il y a lieu donc de dire, une jeune auteure, puisque c'est aujourd'hui ainsi qu'on doit dire.

Elle avait illustré un peu tout azimut, comme on dit, d'abord du côté de l'enfance, car on pense d'abord à l'enfance pour ce genre d'activités, avec ses pastels doux, la terre et ses animaux, la mer et ses bateaux et ses poissons, le ciel et ses oiseaux, ses ours et ses étoiles polaires...

En une décennie sortirent de ses cartons une vingtaine d'ouvrages (24), la plupart destinés à l'enfance, certains en collaboration, d'autres en solo, et pour la plupart, très aboutis. Un jour elle commit un drôle d'ouvrage, qu'elle portait en elle depuis bien longtemps (4 années). Je dis en elle, en réalité, c'est immédiatement sous le diaphragme qu'on porte, parfois pendant des années, une telle entreprise. Une histoire qui contenait une énigme. Une histoire avec des méandres et des secrets.

Au fond, bien des histoires se valent, mais comment la raconter, voilà qui est autre chose. Autre chose et singulier.

Un jour, pas le même [tout de même], un bouquin de deux livres (pounds) éclôt dans son atelier... après plusieurs années de gestation (4). C'étaient trois bandes dessinées réunies en une seule, c'est-à-dire trois album réunis en un, qui lui apportèrent subitement une belle notoriété: Rosalie Blum (prononcer Bloum), la totale. Arrivèrent dans la foulée des interviews, des citations, des prix, des visites dans les écoles. Enfin tout ce dont elle et la presse furent capables.

La chose plut (verbe plaire) tellement qu'on la traduisit en espagnol, en italien et même en allemand. Je n'ai pas vu si une version anglaise avait vu le jour... Peut-être avait-on jugé que les Brichtons n'avaient pas la finesse au flair que l'ouvrage exigeait. Tout de même, le marché américain, c'est du monde. Et le russe aussi, sans parler du chinois… ni de l'arabe ni de l'indien.

Un jour, cette fois c'est un autre jour, j'entendis dire que le jeune Julien Rappeneau s'était saisi de l'affaire pour en faire un film cinématographique. Chez les Rappeneau on est à peu près tous dans le cinéma et la musique. Cette affaire me mit la puce à l'oreille et même bien plus que la puce. La puce et son clan.

 

J'ai donc un matin couru -le derrière bien posé devant mon Macinstosh- sur un gros site de vente et je me suis procuré les oeuvres majeures de la dame et en même temps, j'ai souscrit à l'achat du dvd éponyme. Ainsi pour moi la question "le livre ou le film" ne s'est pas posée. Et pour finir, après avoir fait connaissance avec le livre et le film, je peux dire que les deux m'ont satisfait et même ébloui, bien qu'on y ait pas relaté les choses de la même manière.

Le cinéaste avait fait un bon petit film, bien arrangé, bien monté, avec des segments anachronisants [des feed-backs], enfin tout pour bien faire, avec des comédiens qui se trouvaient bien là-dedans et même qui s'y vautraient. Une sorte de mignon petit polar bien conduit, tourné à Nevers au lieu de Dole, la Nièvre remplaçant le Doubs, sans que ça ne gêne personne.

Le film commence au début et la fin nous apporte tout ce qu'on voulait presque nous cacher tout au long du récit. Tout un film gentil et tendre, avec des douleurs en sous-sol qui ne gâchent pas le plaisir, mais qui émergent de temps à autre comme les narines des hippopotames. Une odeur de fond tragique du roman nous est révélée à la fin, et d'une façon telle qu'on peut aisément imaginer que le récit redémarre ici avec les événements mis au jour et mis à jour, à la fin du film [ce pourrait être l'occasion de réparer les erreurs judiciaires s'il y en avait, enfin, Si besoin était]. Le film était servi, et bien servi, par des comédiens professionnels qui jouaient Vincent Machot et sa mère Simone, ainsi que Rosalie et sa nièce Aude. Superbes. Tous. Toutes. Ni plus ni moins.

Mais le livre, c'est tout autre chose, et le cinéaste, s'il l'avait voulu, aurait pu un peu se casser les dents sur la substantifique moelle du bouquin. Julien Rappeneau a eu l'intelligence de ne pas aller fouiller trop en profondeur et il a filmé suivant les canons de l'époque, et avec plaisir et méticulosité. Juste assez pour qu'on en ait (largement) pour nos sous.

Mais le livre c'est tout autre chose. Moi qui ai longtemps rêvé d'être écrivain d'abord, puis un écrivain imprimé mais pas publié, j'ai pu prendre du temps et du champ, avec mes neurones chéris, consacrés à revoir le monde tel qu'il pourrait être,

quand, sans crier gare, un livre jaillissait qui avait dessiné la vie telle que je la ressentais. Il y avait donc sur la terre un dessinateur qui voyait le chapelet des jours comme avec mes propres yeux. Ce dessinateur était même une dessinatrice, ce qui n'est pas rien. Il y avait tout ce qui manque ailleurs, les cheminées, les chéneaux, les descentes d'eau, les fils à étendre le linge, les lampadaires, les poteaux électriques et téléphoniques, des escargots, des cageots de tomates, un rat en pension, enfin, tout tout y était, même les vide-greniers qu'on rencontre dans tous les intérieurs, des chats les chiens et tous les objets domestiques ou bientôt apprivoisés.

Les comédiens du livre avaient des yeux et des fois guère de bouche. Personne n'était irrespirant dans les rectangles de la sacro-sainte Bande Dessinée. Quand la fête était bonne, la page était cousue d'angelots ou de fées à moitié pas habillées. On changeait de chapitre sans préavis, au début d'une page de gauche on entrait dans un autre vif du sujet. La mère du personnage principal (coiffeur de son état) passait son temps dans un petit théâtre de marionnettes sournoises. La petite Aude colocatairait avec un phénomène qui avait tout dans la tête et rien dans les poches... Que de délicieux moments à nous faire vivre. Un crocodile, un lion... des Tampax® d'occasion pour appâter et rattraper le croco. Un gentil polar sans cadavre apparent, les seuls trucs bien cachés, les sentiments. Bien cachés. Enterrés profond comme des oeufs de tortue, mais bien vivants.

De l'humour comme dans les services secrets, joliment planqué dans les recoins pour ceux qui sauront le débusquer, comme par exemple la sonnerie du téléphone sonne là où il est et aussi dans le miroir. De l'humour de pince sans rire, clairement destiné (je pense, je crois, je suis sûr) à des amateurs genre gourmets. De l'humour pour les connaisseurs.

 

Je suis né à l'époque de Pilote -mâtin, quel journal- qui accueillait dans ses rangs une collaboratrice, Claire Brétécher, qui dut pendant un temps essuyer l'humour graveleux de ses coreligionnaires. Longtemps après, c'est-à-dire au jour d'hui, beaucoup de femmes dessinent et c'est une vraie extase: non pas qu'elles dessinent mieux que leurs frères de crayons, mais surtout qu'elles ont une vision des choses qu'on croyait inexistencielle. Une perception du monde, doit-on dire: une perception d'abord, une vision ensuite. De toutes façons, il y a maintenant des femmes partout, pas seulement dans les églises, les couvents, les écoles et les hôpitaux,

Mais aussi à la SNCF, chez Air France, dans la Marine Nationale, dans les hélicoptères, et la Nasa prend bien soin d'en envoyer, de temps à autre, une ou deux dans l'espace, afin que le MLF ne vienne pas sans arrêt dréclamer à tout va (ou à tout crin).

J'avais vu le louque de l'écrivaine, c'est ainsi que je l'étiquette, dans le seul hebdomadaire qui paraît tous les jours, le Progrès de Lyon; Lyon c'est la ville, le Progrès, c'est façon de parler. Une sorte de Madone comme nous en donne l'Italie du Nord et aussi l'Italie du Sud. Cheveux noirs, yeux noirs, pull noir, raie blanche et dents blanches, raie impérativement presqu'au milieu... Longueur des cheveux, variable au cours des saisons, mais dans son écriture, toujours un chignon vite-fait, avec deux aiguilles à tricoter les chaussettes en travers. L'autrice se dessine régulièrement, en disant bien sûr que ce n'est pas elle. Dans ses gros livres, on la voit même en tenue légère en entrant ou en sortant du bain, lorsqu'elle se regarde dans la glace.

Dans Rosalie Blum, l'oeuvre qui nous occupe aujourd'hui, et dans Juliette, et dans les Taliatelles, on la reconnaît très bien ainsi que certaines personnes de son entourage, je n'en dirai pas plus. Mais quand la presse l'interroge, elle se défend d'avoir évoqué ou dessiné des familiers de sa famille ou de son second cercle. Comme bien des romanciers, elle est à la fois nulle part et partout, dans différents personnages, comme ça, bien à l'abri, tranquilémile. Quoiqu'on dise, quoi qu'on fasse, dans ces affaires, c'est elle, Aude, la plus belle, d'une beauté un peu grave.

Si les visages évoquent relativement les personnages d'Hergé, il en est autre chose pour ce qui est des attitudes corporelles des personnages. Leurs postures sont ce qu'on appelle littéralement "croquées", ça va de l'attitude les gens jambes pliées sous soi jusqu'au haussement d'épaules, ce qui me fait dire qu'on a là, non seulement un boulot de dessinateur, mais un travail d'écrivain au long cours, au long récit inventif, candide et tendre. En tout cas, un récit à voix basse.

 

Une autre raison qui m'a fait "me pencher sur l'écritoire de l'illustratrice", c'est qu'elle est tuyautée avec des gens que je connais, installés dans le même village que moi. Ces gens-là ne sont pas comme les autres et offrent toujours matière à converser. Ce sont des descendants plus ou moins notoires des soixante-huitards du mois de mai du même nom, en tout cas, si la filiation n'est pas parfaitement établie, leur esprit écolo-frondeur demeure, un demi-siècle plus tard. Avec ces gens-là, on avait, on a, on aura toujours grand plaisir à se rencontrer bien que nous ne nous voyons pas souvent.

La recherche sur la toile mondiale des "livres" d'Aude m'apprit que la presse spécialisée ou pas avait bien repéré qu'il y avait du nouveau dans le Jura de la Rhône-Alpe: cet esprit fécond n'avait pas été rangé dans le tiroir des BD-istes, mais celui des romanciers graphiques. Le mot romancier m'allait fin bien alors que le mot graphique, bien qu'étymologiquement approprié, me rappelait trop les exploits des physichiens et autres bestioles bachelières plus 4, ou 5, ou 6... (c'est les années).

Pour moi, c'était de "la prose illustrée", qui ne devait pas (pas que) être saluée par Angoulême, mais aussi par le Renaudot, pour le moins. Les premières fois que j'avais lu Rosalie Blum, je me trouvais incapable de dire, même à gros traits, de quelle histoire il s'agissait. A chaque lecture, je m'arrêtais sur le modus operandi que je trouvais être une innovation majeure dans le monde de la littérature. Comme un Balzac, Aude nous promenait avec élégance dans les méandres de la journée humaine comme dans les rues de Dole. Pour moi, elle appartenait au monde des écrivains, des écrivains qui aiment dessiner bien sûr.

Elle s'était affranchie de la BD née en 1908, case commentée par case commentée, un peu l'ancêtre du roman photo. Nombreux sont ses collègues qui dessinent encore comme au temps du Sapeur Camember, et qui, à force de faire de beaux dessins, finissent pas passer la rampe.

 

Quand on ouvre Rosalie n'importe où au milieu des 300 pages, on est saisi par la page envahie de dessins, petits ou gros, avec des couleurs attirantes, dans une vraie harmonie où je dirais que c'est là qu'il est le féminin. Au milieu de ce festival de tracés et de couleurs, il y a un texte, manuscrit, écrit petit, comme celui d'un commentateur qui se voudrait être en retrait et qui nous dirait dans un clin d'oeil, "tu vois, je témoigne, j'invente rien". L'auteur n'est pas dedans ou du moins pas très dedans (?), elle regarde... et elle raconte. Et c'est cette façon de nous la dire, l'histoire, qui est magique.

Je pense que ce style littéraire va apporter à la littérature, et que vraisemblablement il sera copié, et il sera difficilement égalé car le talent de la personne, il est bien clos dans sa tête et bien malin celui qui pourrait s'en emparer. Et il est à l'évidence plusse dans sa tête que dans sa main.

En tout cas, il y a peut-être une institution prête à s'en repaître c'est l'Education Nationale. Des enseignants ingénieux pourraient tirer grand profit de cette création:

- analyse de l'oeuvre, résumé, découpage, rédaction,

- copie de personnages, créations de nouveaux,

- invention de dialogues et mise en scène avec un théâtre de marionnettes,

- marionnettes à fabriquer, à faire jouer, construction de décors et d'un castelet,

- à un stade supérieur, exploitation de tout cela pour faire jouer des élèves sur les planches,

Pour les fondus d'audio-visuel:

- tri et reprise des images et des dialogues les plus éloquents,

- photo-scannage des images élues,

- construction de diaporama, dialogué/musiqué,

- publication de vidéo sur les sites adéquats.

Pour les plus fous:

- s'inscrire chez Pixar pour construire un dessin animé.

ou bien traduire la Rosalie en langue des signes.

 
troisième partie

 

Et là où je veux en venir, c'est ici et maintenant, enfin.

A force de lire Rosalie, et de toujours m'émerveiller devant les mêmes pages, ma colocataire-devant-le-maire m'a dit: "mets-donc un signet".

Et comme je n'en avais pas, elle a déglingué avec ses grands ciseaux une boîte de biscottes LU (Lefèvre Utile, groupe Mondelez, est le pape de toutes les biscottes) pour m'en faire un signet (en vrai, six).

Comme j'étais ravi de cette opération opportune, je lui dis malencontreusement qu'il m'en faudrait d'autres, car j'ai toujours plusieurs bouquins en route.

 C'est ainsi qu'elle acheta une brouette de boîtes de biscottes, douze pour le prix de dix, (72 signets), et que pendant trois mois, que j'ai été aux biscottes tous les matins.

 Alors forcément, équipé de la sorte, je vais enfin pouvoir lire la fin de Rosalie, et plusieurs fois, bien sûr.

 Moissey le 7 septembre 2016, Christel Poirrier

 

Illustrations

 

Dans ce vivier que représente le travail de l'auteure, des milliers dessins, je me suis échiné à en trouver un ou deux qui appuieraient mon propos.

Hélasse, j'en ai trouvé plus d'une centaine…

Alors j'en ai sacrifié des tonnes et je n'ai gardé que ceux-là…

camille jourdy, illustratrice et romancière graphique

camille jourdy et rosalie blum, 2016
camille jourdy par elle-même, 2017
le grand oeuvre de camille jourdy, 2004-2016
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