Malet, une vie
dédiée au complot
Dans la nuit du 22 au 23
octobre 1812, trois hommes ruisselants de pluie se
présentent devant la caserne de la rue Popincourt
à Paris et donnent à la sentinelle le mot
d'ordre du jour: « Conspiration »! Ironie de
l'histoire lorsqu'on sait que ces hommes ont
précisément pour dessein de renverser
l'Empire!
Le chef de l'opération,
portant un uniforme de général de division,
vient de s'évader de la maison de
santé-prison du Docteur Dubuisson, il se nomme
Claude-François Malet et a 58 ans; il s'agit de sa
troisième conspiration contre Napoléon Ier,
la plus ingénieuse, la plus audacieuse, dont tous
les détails ont été minutieusement
réglés.
L'idée en est simple:
faire croire que l'Empereur est mort frappé d'une
balle sous les murs de Moscou, investir de nuit, et par
surprise, les lieux stratégiques de Paris
(Préfecture de police, Hôtel de Ville,
état-major et ministères) avec les troupes
de la garnison de Paris et faire mettre aux arrêts
les dignitaires de l'Empire. La présentation de
faux ordres et de prétendus
sénatus-consultes rédigés avec un
codétenu, l'abbé Lafon, permettrait de
mettre en place un gouvernement provisoire dirigé
par Malet.
Deuxième idée de
génie: ne pas mettre les complices dans la
confidence: leur faire croire au décès de
l'Empereur afin qu'ils le suivent sans état
d'âme et sans idée de le trahir.
Mais pourquoi cette monomanie
de la conspiration?
Une carrière
chaotique
La carrière de
Malet a toujours été d'une grande
irrégularité en raison des circonstances
politiques et de sa personnalité instable, rebelle
et ombrageuse, oscillant entre une position haute dans
l'échelle sociale et un état de presque
rien; il a été exclu plusieurs fois de
l'armée, pourtant sa raison de vivre, et a fait de
Napoléon un ennemi personnel.
Né à Dole en 1754
(actuellement au 11 rue du Général Malet),
de petite noblesse, Claude-François de Malet est
admis à 17 ans dans le corps des Mousquetaires du
Roi; malheureusement, la crise économique que
traverse la France entraîne la suppression de la
Maison du Roi et le licenciement de Malet, qui se
retrouve « retraité » à Dole
à 21 ans avec de modestes revenus; pendant 13 ans,
ses démarches pour réintégrer
l'armée sont inefficaces, et finalement, il renie
ses idées monarchistes pour se tourner vers un
idéal démocratique et progressiste,
prôné par les philosophes des
Lumières qu'il a eu largement le temps de
lire.
Ses convictions compromettent
son projet de mariage avec Melle Denise de Balay. Son
père, monarchiste convaincu, envoie celle-ci au
couvent à Arbois suite à la
découverte de leur correspondance passionnelle et
secrète; mais Malet l'enlève le jour de la
cérémonie de la prise de voile; elle a 17
ans, lui, 34. Le mariage a donc lieu en 1788; le couple
s'installe à Dole pendant 2 ans. Un fils,
Aristide, naît de cette union.
Pendant la Révolution,
en 1790, il est élu commandant de la Garde
Nationale à Dole grâce à ses
idées libérales et abandonne alors sa
particule. Très remarqué à Paris
avec le détachement dolois à la fête
de la Fédération, il renoue avec d'anciens
camarades devenus influents, réintègre
l'armée comme aide de camp et se rend à
Metz et à Strasbourg. Il y retrouve un
petit-cousin, officier (et compositeur): Rouget de Lisle.
Suite à la déclaration de guerre contre
l'Autriche, il participe à de nombreux combats, ce
qui fait progresser son avancement jusqu'au grade de
colonel d'état-major en 1793.
Malheureusement, un
décret du Comité de Salut Public expulse de
l'armée tous les ex-officiers de la Maison du Roi,
Malet en conçoit beaucoup d'amertume et doit
retourner à Dole.
La guerre devenant
générale, il parvient à
réintégrer l'Armée du Rhin puis est
réformé en 1795, pour cause de surplus
d'officiers dans les états-majors.
Il retrouve son grade un an
plus tard en Franche-Comté, mais,
dénoncé comme extrémiste ennemi du
gouvernement par les députés locaux qui
voient en lui un concurrent politique, il est muté
à Grenoble et nommé général
de brigade en 1799. Sa campagne d'Italie est un
succès.
Membre de la
société des Philadelphes,
société secrète républicaine,
il s'oppose au Consulat dès 1799, ce qui lui vaut
de nombreuses mutations à Montpellier, Bordeaux,
Périgueux, Angoulême et aux Sables d'Olonne
où il fait montre de son caractère rebelle
et contestataire auprès des préfets locaux;
son attitude encourageante auprès de prisonniers
d'Etat soupçonnés d'avoir participé
à l'attentat de la rue Nicaise visant le Premier
Consul irrite celui-ci qui le met à pied en
1805.
Il est rappelé 8 mois
plus tard et envoyé en Italie pour faire la chasse
aux insurgés, puis se voit attribuer la
surveillance des Etats Pontificaux. Il s'installe
à Rome dans le magnifique Palais Rinucci; Denise
le rejoint avec son fils mais, peu mondaine, regagne bien
vite la Franche-Comté.
De réputation
honnête, il est pourtant accusé de se faire
rétribuer par des tenanciers de maison de jeu et
d'avoir ordonné des taxes sur les bateaux de
marchandises, système mis en place par son
prédécesseur. Dès lors,
Napoléon ne veut plus entendre parler de ce «
voleur » et le met à la retraite en 1807. Sa
carrière militaire est bel et bien
terminée; il est humilié, abattu et nourrit
une terrible rancur contre Napoléon.
Sa rencontre avec une bande de
conspirateurs républicains en quête d'un
général à leur tête est pour
lui une révélation: désormais, il
conspirera!
Premières
tentatives de complots
Son premier projet de
conspiration consiste à profiter d'un
déplacement de l'Empereur en Espagne pour apposer
12 000 affiches dans Paris annonçant la
déchéance de Napoléon par le
Sénat. Il s'agit de prendre le pouvoir rapidement
et de créer une « dictature ». Pour ne
pas éveiller les soupçons, on fait
fabriquer un timbre portant le mot « diotature
» puis on lime la moitié du « o
»!
Dénoncé par l'un
de ses complices, Malet se retrouve dans un cachot de la
terrible prison de la Force. Son désir de revanche
et celui de ses codétenus reste
intact.
La deuxième fois, on
décide de la chute du tyran le 29 juin 1809, jour
où le gouvernement assistera au Te Deum à
Notre-Dame pour célébrer la prise de Vienne
(qui fut en fait une victoire autrichienne...).
L'Empereur se trouve à Schönbrunn.
Après s'être évadé de la
Force, il s'agira de fermer les portes de la basilique et
d'annoncer en grand uniforme la mort de Napoléon;
surpris, ministres et grands dignitaires s'empresseront
d'adhérer au nouveau gouvernement...
Mais cette fois, un
détenu placé comme « mouton »
à la prison de la Force dénonce Malet
à la police; on le transfère à la
prison de Sainte-Pélagie, puis dans la très
onéreuse maison de santé du Dr Dubuisson,
où les détenus font bonne chère et
peuvent recevoir des visites.
C'est ici que Malet rencontre
un royaliste, l'abbé Lafon, et ourdit sa
troisième et grande conspiration.
La grande
conspiration
Cette nuit-là donc,
à 3 h et demie du matin, Malet, accompagné
de son faux aide de camp, Rateau, un caporal en
permission pensant prendre du galon, et d'un faux
commissaire de police, Boutreux, jeune bachelier venu
à Paris pour faire fortune dans la poésie,
annonce au commandant Soulier la mort de l'Empereur;
celui-ci, déjà fiévreux, sanglote,
désespéré. A l'aide de ses faux
documents, Malet lui ordonne d'aller occuper
l'Hôtel de Ville avec sa cohorte et de
préparer avec le préfet de la Seine des
salles pour la réunion du nouveau gouvernement.
Soulier obtempère et confie cette mission au
capitaine Piquerel; à 5 heures, la cohorte et les
conspirateurs se dirigent vers la prison de la Force et
font libérer d'autres complices «
malgré eux »: le général
Lahorie (par ailleurs grand amour de Mme Sophie Hugo,
mère de Victor), le général Guidal
et un corse royaliste, Boccheciampe. Ce dernier est
nommé par Malet préfet de la
Seine.
Lahorie, naïvement,
exécute la mission que lui a confiée Malet:
avec une soixantaine d'hommes, il fait arrêter le
baron Pasquier, préfet de police, et installe
Boutreux à son bureau à 7 h du matin.
Pasquier est incarcéré à la Force
où il retrouve Desmarets, le chef de la
Sûreté! Lahorie retrouve ensuite Guidal et
le gros des forces de la caserne Popincourt pour
arrêter au saut du lit Savary, duc de Rovigo,
ministre de la Police qui est aussi dirigé vers la
Force, à la grande surprise du directeur de la
prison!
Pendant ce temps, le commandant
Soulier s'est dirigé avec une compagnie de sa
caserne vers l'Hôtel de Ville où il trouve
un préfet de la Seine, le comte Frochot,
très coopératif pour mettre ses locaux
à disposition.
Les autres casernes de Paris
sont réquisitionnées pour aller occuper, au
nom du nouveau gouvernement, le Palais-Royal, le quai
Voltaire, le Sénat, la Trésorerie, les
principales barrières de Paris, et la place
Vendôme où Malet doit intervenir. A 9 h 45,
Malet est maître des trois quarts de
Paris.
Deux conjurés lui
faussent alors compagnie: le timide Boccheciampe qui se
dirige vers l'Hôtel de Ville pour prendre son
poste, mais, ne se trouvant pas crédible avec son
accent, renonce, et Guidal qui s'octroie une pause
définitive dans un estaminet au lieu d'apporter sa
précieuse aide avec des troupes de renfort au
Sénat, à l'état-major de la place
Vendôme et autres lieux
stratégiques.
Quant à Malet,
accompagné de la 1ère compagnie de la
10ème cohorte, il va réveiller le
redoutable général Hulin, commandant de la
place de Paris, qui s'est déjà
distingué lors de la prise de la Bastille.
Celui-ci refuse d'obtempérer, et Malet lui tire
une balle dans la mâchoire; il survivra, mais
gardera le surnom de général
Bouffe-la-Balle...
Malet se rend ensuite chez le
commandant Doucet, chef d'état-major, qui se
trouve avec le commandant Laborde, adjudant de la place.
Ceux-ci démasquent immédiatement
l'imposteur, le maîtrisent et le font ligoter... la
conspiration est décapitée, mais un certain
chaos s'ensuit, car de nombreux hommes continuent
d'obéir aux ordres de Malet. Le plus pittoresque
est le retour du baron Pasquier à sa
préfecture, contraint de se déguiser en
femme pour ne pas être
arrêté...
Les Parisiens riront aussi
beaucoup de Savary, arrêté en chemise de
nuit.
La
répression
Napoléon, lui, ne
rit pas; cinq jours après le passage de la
Bérézina, il est mis au courant de tous les
détails de l'affaire. Il est ulcéré
par la naïveté de ses ministres et hauts
fonctionnaires qui ont admis sans résistance
l'instauration d'un nouveau régime et
effaré de constater que personne n'a pensé
à son fils, le roi de Rome, pour sa succession. Il
réalise que son Empire, qu'il avait bâti
pour 1000 ans, disparaîtra avec lui.
La justice est
expéditive, on veut que tout soit
réglé avant le retour de
l'Empereur.
Malet et 23 des -innocents-
protagonistes de l'affaire comparaissent devant le
conseil de guerre. Celui-ci prend toute la
responsabilité de l'affaire. Quand on lui demande:
« qui sont vos complices? », il répond:
« La France entière et vous-même, M. le
Président, si j'avais réussi.
».
« Quel était le but
que vous vous proposiez? » « Rendre ma patrie
à la liberté. Faire cesser les guerres
entre la France et les autres nations européennes.
Instaurer une ère de paix et de
prospérité au profit de tous les citoyens.
J'espérais que le peuple et l'armée se
rallieraient à ce programme du nouveau
gouvernement. ».
Clarke, le ministre de la
Guerre, met beaucoup d'empressement à organiser
l'exécution des condamnés.
Moins d'une semaine
après l'affaire, 12 accusés sont
fusillés dont Malet, Lahorie, Guidal,
Boccheciampe, Rateau, et même Soulier et Piquerel
puis Boutreux qui était en fuite. Ils font tous
preuve d'un grand courage, on dit même que Malet
commanda lui-même le feu. De nombreuses sanctions
tombent, de nombreuses personnes sont
inquiétées.
Denise Malet,
incarcérée un temps, n'eut de cesse de
réhabiliter la mémoire de son mari, avec
l'aide de l'abbé Lafon. Celui-ci avait
échappé à l'arrestation en devenant
professeur au collège de Louhans sous une fausse
identité et, sous la Restauration, il eut
accès aux archives militaires.
On peut se plaire
à imaginer ce qui serait advenu si cette folle
aventure avait réussi....
Pour en savoir
plus:
Malet, l'homme
qui fit trembler Napoléon, d'André
Besson
La conspiration
de Malet, d'Alain Decaux
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