... à côté du village de moissey ...

vivre au pays

une nouvelle de Daniel de Roulet

Daniel de Roulet est né en Suisse après la guerre (la 3945) et s'est installé à Frasne-les-Meulières il y a trois ans. Son nouveau biotope lui a donné l'occasion de s'étonner des moeurs locales, un peu comme le Candide de Voltaire ou les Persans Epistoliers de Montesquieu. En pinçant sans rire, bien sûr [NDLR].

 

vivre au pays

 

Etant venu m'installer depuis peu en France, et ayant appris à aimer ce pays de loin, je ne m'habitue que lentement à sa réalité quotidienne. J'habite un village d'un peu plus de cent habitants et ma fenêtre donne sur un monument «à nos morts» d'une guerre du siècle dernier. La stèle compte dix noms de jeunes gens qui ne sont pas rentrés chez eux après la guerre. Depuis lors, personne ne semble les avoir remplacés. Sur la même place de l'Eglise se dresse une madone sans enfant, une cabine téléphonique éclairée la nuit et une rangée de boîtes aux lettres. Chaque matin à 10 :15, une voiture jaune s'arrête là. En sort un monsieur qui garde sa casquette même par beau temps, distribue le courrier dans chaque boîte à moins que le destinataire ne soit là en personne. Ainsi mon voisin, qui est l'un des deux agriculteurs du village, vient chercher son Progrès, un autre repart avec sa facture de l'électricité (appelée ici «de France») ou sa lettre marquée «Trésor». (Je comprends mal qu'on mette un mot si intime comme expéditeur). Les romanciers n'étant pas légion dans le village, l'homme à casquette m'a repéré comme unique lecteur d'un journal au titre en lettres gothiques. Nous échangeons quelques bribes de phrases météorologiques, sur la bise qui dessèche, sur la pluie qui mouille trop, puis chacun retourne à ses occupations. Ici tout est différent de ce que j'imaginais avant de venir, mais à peine arrivé, me voici comme un habitant du pays. Il suffit que je n'ouvre pas trop la bouche et personne ne remarque que je ne suis pas un vrai Français. Hier matin, trois touristes hollandais sont sortis de leur voiture pour photographier ma maison. Ils attendaient même que je passe dans le champ de leur caméra pour leur offrir la couleur locale. Pourtant je ne porte pas de béret basque et n'ai pas de baguette de pain sous le bras. En effet les magasins sont remplacés par des camions allant de village en village. Leur Klaxon les identifie : la boulangerie deux coups graves appuyés, les surgelés plus aigus, le comestible reste neutre. Le marchand de vêtements change de Klaxon au gré de son humeur.

 

On s'habitue vite à la France. Les noms de rue ne font référence à aucun ministre de la culture, à aucune gloire du lieu : rue du Cirque, rue du Guidon, rue du Quart, Grande rue. Est-ce que ça ne pourrait pas être n'importe où ? Il n'y a que place de l'Eglise (et non de la Mosquée ou de l'Ashram) qui indique que j'habite dans une exception culturelle. Mais l'église et son clocher sont là d'abord pour annoncer le cimetière et donner l'heure. Le curé n'y passe que très rarement, dit-on, et les mariages n'y sont plus célébrés depuis longtemps.

 

En face de chez moi, entre le monument «à nos morts» et la cabine téléphonique habite un facteur d'orgues, sa femme et ses quatre enfants. Comme je lui demandais s'il y avait beaucoup d'orgues à construire ou à réparer dans la région, il m'a répondu : «Non, pas vraiment, mais ce qui compte c'est de bien choisir l'endroit pour admirer le lever du soleil.»

 

Daniel de Roulet, Frasne-les Meulières, août 2000

pour lire d'autres pages de Daniel de Roulet (site du Cric)

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