vivre au pays
Etant venu m'installer depuis peu en France, et ayant
appris à aimer ce pays de loin, je ne m'habitue
que lentement à sa réalité
quotidienne. J'habite un village d'un peu plus de cent
habitants et ma fenêtre donne sur un monument
«à nos morts» d'une guerre du
siècle dernier. La stèle compte dix noms de
jeunes gens qui ne sont pas rentrés chez eux
après la guerre. Depuis lors, personne ne semble
les avoir remplacés. Sur la même place de
l'Eglise se dresse une madone sans enfant, une cabine
téléphonique éclairée la nuit
et une rangée de boîtes aux lettres. Chaque
matin à 10 :15, une voiture jaune s'arrête
là. En sort un monsieur qui garde sa casquette
même par beau temps, distribue le courrier dans
chaque boîte à moins que le destinataire ne
soit là en personne. Ainsi mon voisin, qui est
l'un des deux agriculteurs du village, vient chercher son
Progrès, un autre repart avec sa facture de
l'électricité (appelée ici «de
France») ou sa lettre marquée
«Trésor». (Je comprends mal qu'on mette
un mot si intime comme expéditeur). Les romanciers
n'étant pas légion dans le village, l'homme
à casquette m'a repéré comme unique
lecteur d'un journal au titre en lettres gothiques. Nous
échangeons quelques bribes de phrases
météorologiques, sur la bise qui
dessèche, sur la pluie qui mouille trop, puis
chacun retourne à ses occupations. Ici tout est
différent de ce que j'imaginais avant de venir,
mais à peine arrivé, me voici comme un
habitant du pays. Il suffit que je n'ouvre pas trop la
bouche et personne ne remarque que je ne suis pas un vrai
Français. Hier matin, trois touristes hollandais
sont sortis de leur voiture pour photographier ma maison.
Ils attendaient même que je passe dans le champ de
leur caméra pour leur offrir la couleur locale.
Pourtant je ne porte pas de béret basque et n'ai
pas de baguette de pain sous le bras. En effet les
magasins sont remplacés par des camions allant de
village en village. Leur Klaxon les identifie : la
boulangerie deux coups graves appuyés, les
surgelés plus aigus, le comestible reste neutre.
Le marchand de vêtements change de Klaxon au
gré de son humeur.
On s'habitue vite à la France. Les noms de rue
ne font référence à aucun ministre
de la culture, à aucune gloire du lieu : rue du
Cirque, rue du Guidon, rue du Quart, Grande rue. Est-ce
que ça ne pourrait pas être n'importe
où ? Il n'y a que place de l'Eglise (et non de la
Mosquée ou de l'Ashram) qui indique que j'habite
dans une exception culturelle. Mais l'église et
son clocher sont là d'abord pour annoncer le
cimetière et donner l'heure. Le curé n'y
passe que très rarement, dit-on, et les mariages
n'y sont plus célébrés depuis
longtemps.
En face de chez moi, entre le monument «à
nos morts» et la cabine téléphonique
habite un facteur d'orgues, sa femme et ses quatre
enfants. Comme je lui demandais s'il y avait beaucoup
d'orgues à construire ou à réparer
dans la région, il m'a répondu : «Non,
pas vraiment, mais ce qui compte c'est de bien choisir
l'endroit pour admirer le lever du soleil.»
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