un
passé si proche et déjà si
lointain
par Gabriel Pelletier,
curé de la Paroisse du Mont
Guérin
Le temps vécu a deux
versants, un présent et un passé, et le
premier ne prend tout son sens, que par rapport au
second. Toute conversation sur la vie joue cette
opposition logique : "autrefois - aujourd'hui", "dans le
temps - à présent". La brisure entre ces
deux temps se situe, selon les gens de nos villages, dans
les années qui ont suivi immédiatement la
seconde guerre mondiale. A partir de cette
période, tout a basculé, la vie sociale
s'est trouvée bouleversée et tout, depuis,
change sans cesse. La mutation radicale et rapide du
monde actuel s'oppose à un long passé,
considéré comme immobile et statique. Toute
évocation de ce passé prend l'allure de
souvenirs vécus, baigne dans une même
durée, renvoie à un même temps sans
contour précis, se prolongeant dans une
durée sans fin : le temps de la communauté
villageoise, dont ce chapitre voudrait citer quelques
aspects, sans prétendre à une description
complète, laquelle demanderait un livre
entier.
Au tournant du siècle,
en ce temps de "l'autrefois" évoqué par
tous ceux qui l'ont vécu, Nos villages de
Comté sont arrivés au plus bas de leur
population. Le déclin des activités
industrielles, la crise de l'agriculture ont contraint
une bonne partie des habitants à quitter la
région.
Ces activités
laborieuses ou festives étaient vécues
côte à côte, "tout le monde
était à la même enseigne". Ce dur
labeur, cette pauvreté que tout le monde partage,
amenaient l'harmonie et l'entraide mutuelle. "Tout le
monde s'accordait, on allait chez l'un chez l'autre, on
échangeait entre voisins. La vie était
meilleure qu'aujourd'hui". Ces propos renvoient à
un monde de l'entente, de la solidarité, d'autant
plus uni qu'il était plus fermé sur
lui-même. Les photographies de l'époque
confirment bien cette impression.
Les maisons
s'échelonnent les unes contre les autres, le long
de rues empierrées s'insinuant entre un tas de
bois, un fumier un peu débordant, l'arête
vive d'un mur. Et quel calme dans ces rues ! Un attelage
de temps à autre, des troupeaux de vaches matin et
soir, qui semaient négligemment leurs bouses, la
voix d'un paysan activant la marche des bêtes, un
aboi de chien et de temps en temps, le vrombissement d'un
tracteur brisant un instant le silence.
De temps en temps aussi, le
passage sous les yeux des gamins, d'une roulotte de
romanichels, "les camps volants" qui s'installaient sur
un terrain vague, près du dépôt
d'ordures, tressaient des paniers que leurs femmes
essayaient de vendre, en faisant du porte-à-porte,
sans beaucoup de succès. C'était aussi le
ferrailleur, qui criait "peau peau" et embarquait pour
quelques francs les vieilles ferrailles et les peaux de
lapin, ou la caisse du garde-champêtre ameutant les
habitants pour une proclamation officielle de la
municipalité : Avis, l'affouage sera tiré
ce soir en mairie". Matin et soir on menait les
bêtes à la fontaine. Quand plusieurs
troupeaux arrivaient en même temps, c'était
une belle cohue, coups de cornes, bousculades, cris des
paysans essayant de rattrouper tout leur cheptel beuglant
! A la fontaine c'était aussi la queue pour
l'approvisionnement des familles, sauf lorsque celles-ci
possédaient leur puits ou leur citerne et buvaient
"leur" eau, que ne contrôla jamais aucun service
d'hygiène.
Derrière le troupeau,
les enfants allaient "au champ les vaches" de mai
à novembre. Le libre parcours dans les champs
sitôt la moisson enlevée, permettait aux
jeunes gardiens de se rassembler et de participer
à de folles équipées. En fin de
saison, on allait au champ la journée, on pouvait
mêler les bêtes, on allait les uns vers les
autres. On s'amusait, on sautait, on courait, on se
trouvait parfois cinq ou six ensemble. Toujours en
quête de nourriture, les bergers cueillaient les
âcres baies des buissons, suçaient des
herbes au goût douteux, faisaient cuire sur la
cendre des pommes de terre volées dans les champs
voisins. A part ce moment heureux de gardiennage des
troupeaux, les enfants étaient rarement
désoeuvrés. Ils accompagnaient les parents
dans les champs, râtelaient le foin, piochaient les
betteraves, glanaient le blé, ramassaient les
pommes de terre derrière la charrue, cueillaient
l'herbe pour les lapins. En ce temps-là,
fêtes et jeux apparaissaient toujours comme des
instants dérobés au travail, lequel restait
la forme essentielle de l'éducation de la
jeunesse.
A l'école, les enfants
retrouvaient de la part du maître ou de la
maîtresse, le même acharnement à les
tenir occupés. On avait beaucoup de travail de
classe à faire à la maison. Tous les soirs
deux problèmes, un devoir de grammaire, des verbes
à conjuguer et apprendre les leçons du
lendemain, histoire, géographie,
récitation, instruction civique, la table de
multiplication qui figurait au dos des cahiers.
Dès l'entrée en classe, l'instituteur de la
vieille école enseignait la morale et
l'instruction civique, avec une foi inébranlable
dans les valeurs laïques et républicaines.
Tous les cours étaient réunis dans la
même salle de classe et l'enseignant avait fort
à faire pour occuper une trentaine de gamins
d'âge disparate. Comme il ne pouvait être
partout à la fois, il désignait un "grand"
ou une "grande", choisi parmi les plus doués et
les plus sérieux, pour faire lire les "petits".
Chaque matin, deux élèves de service"
époussetaient les tables et distribuaient les
cahiers. En hiver, ils allumaient le feu et
l'entretenaient pendant la journée. C'était
d'ailleurs les élèves qui montaient le bois
au grenier, quand il était scié et fendu.
La classe finie, nouveau service pour balayer la
salle.
A l'école, tous les
enfants parlaient français, à la
différence de ceux de la génération
précédente, pour lesquels les instituteurs
faisaient la chasse au patois, punissant
sévèrement ceux qui s'oubliaient à
prononcer quelques mots de cette langue ancestrale,
qu'ils entendaient chaque jour dans leur famille. Notre
patois n'était pas cependant du français
déformé, comme beaucoup le pensent, mais un
patois roman, directement issu du latin, au même
titre que le français, l'italien, le roumain,
l'espagnol . Il n'est pas plus dérivé de
cette dernière langue que du français, bien
que la Franche Comté ait été
rattachée politiquement à l'Espagne de 1556
à 1674. il est sorti du latin populaire que les
romains avaient apporté. Parlé et non
écrit, il a vécu une vie obscure, mais
vigoureuse, jusqu'au début de notre siècle,
s'effaçant depuis lors, peu à peu devant la
langue nationale. Il se présentait comme un
langage précis, souvent plus subtil que le
français, si bien que bon nombre d'expressions
colorées perdent tout leur piquant lorsqu'on les
traduit dans la langue officielle.
Dans les années trente,
seuls les anciens conversaient entre eux en patois. Les
jeunes le comprenaient, l'utilisaient parfois, mais plus
pour se moquer que pour communiquer réellement. Un
simple d'esprit était un badiou, un loucheur un
biquiou, un traînard un cudot, un maigrelet un
écressi, un sourd un soudiau. Celle qui passait
son temps à bavarder une cautaine, celle qui
courait après les garçons une gouine ou une
trôleuse, celle qui était laide et
désagréable une peute, celle qui manquait
d'élégance une mal gônée.
Beaucoup de mots courants étaient du patois
habillé à la française : blesson,
cabône, côti, cheni, clairer, s'cuire,
égraillé, enchapler, fregon, galine,
gouille, goumeau, gouri, grebosse, gremeau, gratton,
houteau, lessus, maie, marander, niau, piauner, pussin,
rebeuiller, rebiouler, rejainer, ranquiller, ramasse,
renouille, réintri, soue, traige, trésir,
vannotte, vêprener, vougrer...
Nombre d'expressions
françaises enfin gardaient une tournure
particulière, typique de l'esprit comtois : je
suis été malade, j'en suis
été pour dix francs, nous deux mon
frère, la femme que je vous causais l'autre jour,
le chemin qu'on va à l'église, c'est
quelqu'un qu'on peut pas avoir confiance en lui, il y en
a pour tous chacun, je me suis pensé, il est parti
soldat, il est allé gendre, il a marié la
fille du maire, elle est allée à
maître, elle a tenu tous les ticlets, j'ai
échappé le plat, il veut pleuvoir, les
carreaux ont besoin de laver, je vais vous faire deux out
trois nouilles pour ce soir, j'ai ai point fait de cas,
elle est rentrée à point d'heure, j'ai
personne vu, il reste vers l'école, je me suis mis
après mon bois, j'en ai bien de trop, ils
faisaient encore au four, chez Dupont nous ont
invités, ils sont venus nous voir avec tout chez
eux, il y a beau faire de fruits cette année, on a
meilleur temps de faire comme ça, il a eu des
raisons avec ses voisins, voilà un nuage qui
bouche le soleil, tu peux compter que j'ai eu froid, j'ai
tout rattroupé mes affaires, il retire du
côté de son père, c'est une maladie
qui traîne dans le pays, tu es allé à
Besançon ? Oui j'en deviens.
Le catéchisme allait de
pair avec l'école et son contenu
représentait un énorme travail de
mémoire qui s'ajoutait aux leçons
d'histoire, de géographie ou de
"récitation" déjà fort longues.
Levés de bonne heure, après une toilette
plus que sommaire et un rapide déjeuner, les
enfants se rendaient à l'église pour la
messe de sept heures, suivie de la prière -
moitié français, moitié latin - et
du catéchisme tous les matins de la semaine.
Celui-ci se terminait juste pour laisser le temps de
courir à l'école. Chaque matin deux
garçons servaient la messe. Le dimanche pour la
Grand' messe, il en fallait quatre. Quant aux filles,
chaque dimanche, tour à tour elles "offraient le
pain bénit", que le sacristain coupait en petits
morceaux et distribuait au moment de la Communion. On ne
communiait pas à la grand'messe, mais le matin de
bonne heure, avant de retourner déjeuner et
revenir à l'église pour la messe. Chaque
famille tour à tour offrait le pain bénit,
à l'assemblée, réservant un
"croton", qu'on passait sur une assiette au voisin qui
devait l'offrir le dimanche suivant.
A la ferme ou à la
boutique, dès la sortie de l'école, les
jeunes participaient activement au travail. Sous la
direction du chef de famille, ils travaillaient durement,
comme les adultes. Les filles trayaient les vaches,
faisaient le ménage, balayaient,
épluchaient les légumes, les garçons
nettoyaient les écuries, attelaient le cheval,
épandaient le fumier. Les travaux les plus
valorisés soit qu'ils demandent adresse et
expérience, soit que symboliquement ils sont
porteurs de dignité ou de pouvoir étaient
réservés aux adultes. Aux jeunes
étaient laissés les tâches de
manuvres. Pour leur travail, ils ne percevaient
aucun salaire. A peine quelque argent de poche pour leur
sortie du dimanche prétendait les remercier et les
encourager. Maintenus dans des activités
subalternes, ils restaient très longtemps sous le
contrôle du père et de la mère,
quelque fut leur contribution à la production
familiale, ils n'avaient aucun statut économique
reconnu et demeuraient des êtres dépendants
et inférieurs tant qu'ils vivaient sous le toit
des parents.
Les occasions de se
réjouir ne manquaient pas cependant : fêtes
religieuses et profanes jalonnant le calendrier de
l'année, cérémonies familiales qui
ponctuaient le temps de la vie, offraient à la
jeunesse prétexte à réunion. Le bal
qui accompagnait la fête patronale et les mariages,
ou qu'on organisait spontanément le dimanche soir,
était l'occasion privilégiée de
rencontres entre jeunes gens et jeune filles. C'est
là que des couples se formaient, liaient
connaissance, sous l'il vigilant des mères
assises autour de la piste de danse. Commençait
alors pour eux un long périple qu'il fallait
parcourir avant de parvenir à la
cérémonie de mariage . D'abord "on se
causait", plus ou moins à la
dérobée, pour éviter les quolibets,
puis "on se fréquentait" plus officiellement
après avoir révélé aux
parents le projet de mariage. Si l'examen de passage
devant les parents était positif, le jeune homme
faisait littéralement "son entrée" dans la
maison de la jeune fille. Celle-ci était sa "bonne
amie"et devait veiller désormais à ne pas
se laisser approcher de trop près par un
autre.
Lorsque les accords
étaient officiellement scellés, le
père du futur se rendait chez les parents de la
jeune fille pour demander sa main. Au temps des
fréquentations, succédait celui des
fiançailles, temps de relative liberté pour
les futurs conjoints qui pouvaient sortir ensemble, mais
pour une journée seulement. La
cérémonie du mariage marquait le terme de
ce long cheminement qui, d'étapes clandestines en
démarches officielles, menaient les jeunes gens
jusqu'à la noce. Celle-ci devait prendre l'allure
d'une épopée haute en couleurs et en
bruits, dont on se souviendrait à jamais. Les
applaudissements, les rires, les cris, le son des
cloches, la pétarade des coups de fusil
exprimaient la joie de tous, mais aussi
protégeaient, pensait-on la jeune fille pendant ce
moment crucial où elle quittait sa parenté
pour entrer dans une nouvelle famille. Une fois
mariée, elle entrait avec son mari, dans le monde
des adultes, mais n'en faisait partie pleinement
qu'après la naissance de son premier
enfant.
Les fonctions, dans le
ménage, étaient complémentaires,
l'épouse s'activait dans la maison, le jardin ou
la boutique, pendant que le mari s'occupait aux champs ou
assurait les tournées. La femme était donc
traditionnellement portée vers l'intérieur,
la vie privée du foyer, tandis que les
activités de l'homme le poussaient plutôt
vers le dehors, le champ libre des relations à
l'extérieur. Mais cette opposition classique dans
la réalité était beaucoup moins
stricte. Quand le travail l'exigeait, la femme allait aux
champs avec son mari et il arrivait plus rarement certes
que le mari s'occupât des taches
ménagères. D'ailleurs les époux
partageaient la responsabilité de gestion de
l'entreprise, la femme se voyant confier la partie
comptabilité et prévision
budgétaire, l'homme assumant l'exécution
matérielle du travail. Mais toutes les
décisions concernant l'avenir de la
maisonnée étaient débattues entre
eux et prises en commun.
Quelques activités
typiques venaient mettre une laborieuse diversion
à la monotonie des jours. Pour les femmes, la
lessive constituait une opération importante. La
grande lessive avait lieu deux fois par an, en automne et
au sortir de l'hiver, mais pas pendant la semaine sainte,
pour ne pas risquer de "laver son linceul". Dans une cuve
en bois, dont la base était munie d'une bonde, on
empilait les draps, puis le linge fin et l'on
étendait sur le tout une toile remplie de cendres.
On faisait bouillir dans un chaudron de l'eau qu'on
versait sur le linge et qu'on récupérait
ensuite dans une seille en ouvrant la bonde. L'eau
recueillie était réchauffée et
versée à nouveau dans la cuve. Cette
coulée de la lessive se répétait
plusieurs fois et pouvait durer jusqu'au soir. Le
lendemain, le linge était entassé dans des
corbeilles et transporté sur la brouette, jusqu'au
lavoir. Là il était battu, frotté
sur la planche à laver, savonné et
rincé à plusieurs eaux. Il était mis
ensuite à sécher et repassé à
l'aide de fers en fonte chauffés sur la platine de
la cuisinière.
Pour les hommes -et les femmes
aussi qui les aidaient- les grands travaux étaient
les foins et les moissons. La faulx, qui a
remplacé au XIXème siècle la
faucille, était toujours en service, mais se
voyait supplantée à son tour par la
faucheuse. Dès l'aube, le paysan assis sur le
siège de la machine attelée de deux
chevaux, parcourait la prairie. Le travail cessait quand
s'était évaporée la rosée,
mais pour le reprendre le lendemain, il fallait
auparavant aiguiser les lames de la barre de fauche. Le
foin était retourné à la faneuse
mécanique : six fourches à quatre dents le
lançant en l'air pour le sécher. Le grand
rateau l'amoncelait en longs boudins que les femmes et
les enfants divisaient en tas avec le rateau à
main. C'était tout un art de charger la voiture,
de répartir les fourchées, de mettre la
perche et de la serrer avec une corde enroulée au
treuil. La rentrée à la maison était
délicate : dans les descentes, il fallait serrer
la mécanique. On déchargeait ensuite
à la fourche dans les greniers brûlants. Les
gros cultivateurs utilisaient les déchargeuses
à câbles, tirées par un cheval, puis
les "turbos" soufflant le foin dans des tuyaux et le
projetant sous le toit des grangeages.
Dans les années trente,
pour la moisson comme pour les foins, les hommes
gagnaient les champs la faux sur l'épaule. Femmes
et enfants les rejoignaient pour lier les javelles.
Bientôt apparurent les moissonneuses-lieuses,
machines impressionnantes avec les grands bras du
botteleur, d'où sortaient des gerbes de 20 kg. Les
gerbes étaient mises en "moyettes", en tas de
cinq, construits pour résister aux
intempéries jusqu'à la fin de la moisson.
Celle-ci achevée, on rentrait les gerbes. Avec la
fourche à trois dents, les hommes les passaient
aux femmes qui les disposaient sur la voiture, les
épis tournés vers l'intérieur. Peu
à peu les voitures à "échelles"
cédèrent la place à des "plates
formes" et les roues à pneus remplacèrent
les roues en bois cerclées de fer;
abandonnées au fond d'une remise ou
utilisée plus tard comme lustres dans les maisons.
Une fois dans la grange, un homme passait les gerbes
à un autre, et le dernier les rangeait toujours
les épis en dedans pour ne pas casser "les bois de
lamberge".
Mais le grand rituel paysan
était celui du battage. Depuis longtemps; on avait
abandonné l'antique fléau. Une machine
à bras, puis le manège à cheval,
enfin la batteuse remplacèrent les batteurs en
grange. Après le 14 juillet, apparaissait le
brimbalant cortège, les 2500 kg de la locomobile
avec son chariot de charbon, les 2000 kilos de la
batteuse, dont les roues métalliques crissaient
sur les cailloux de la route. Chaque engin était
tiré par une, parfois deux paires de bufs.
Dès l'arrivée dans la cour de la
première ferme, il fallait mettre les deux
machines bien en ligne, manier le cric, soulever par ci,
caler par là en s'aidant du niveau. On bourrait le
foyer deux heures avant la mise en route. Le patron
tirait la chevillette, un panache de vapeur
s'élevait dans un sifflement strident, le grand
volant prenait son élan, entraînant la
courroie, tandis qu'un grondement sourd sortait des
entrailles de la batteuse : c'était parti
!
Il fallait une quinzaine
d'ouvriers pour assurer le travail. Les engreneurs,
debout sur les planches accrochées au flanc du
monstre, poussaient les gerbes par poignées. Le
mécano surveillait sa machine qui engloutissait 30
kilos de charbon et 200 litres d'eau par heure. Deux
hommes forts surveillaient le remplissage des sacs qu'ils
emportaient au grenier. Derrière la batteuse, on
récoltait la paille que l'on passait d'homme
à homme jusqu'au faîte de la grange. Et puis
il y avait le responsable de la "pousse" du "ballot",
chargé d'en faire un tas à l'écart,
et qui avalait sa bonne dose de poussière. De
temps en temps les bouteilles de vin rouge circulaient,
car on avait soif. A la cuisine les femmes s'affairaient
autour des fourneaux. Le repas de midi était
expédié rapidement. Mais à la
tombée de la nuit, la batteuse s'arrêtait de
ronronner. L'entrepreneur déménageait son
matériel, pour le mettre en place dans une autre
ferme. Chacun partait faire un brin de toilette, et l'on
se réunissait autour de la grande table. Soupe,
volailles, pâté, fromage, vin en abondance,
plaisanteries et chansons faisaient oublier la fatigue.
Mais bientôt chacun s'en allait coucher, car le
lendemain, il fallait "remettre ça".
Le battage était la
fête de l'été, la saignée du
porc était celle de l'hiver. Le "saigneur"
était un spécialiste. Il assommait l'animal
avec un maillet et plongeait son couteau bien
aiguisé dans la gorge. Le sang giclait par saccade
dans un seau. On le "touillait" rapidement en ajoutant un
peu de vinaigre pour éviter la coagulation. Puis
le porc était flambé dans un lit de paille
sèche et méticuleusement gratté au
couteau, avant d'être ouvert tout du long, pour
recueillir les boyaux qui servaient à la
confection du boudin, mélange de sang, d'oignon,
de persillade, de crème fraîche. Le
cur, le foie, les poumons servaient pour les
grillades. Rien n'était perdu, la tête
finissait en "fromage de tête", la graisse fondue
donnait le saindoux, et la vessie était
transformée en blague à tabac. Tout le
reste, lardn "côtis" et jambons filait au saloir.
Un saloir et un grenier bien remplis, c'était une
assurance contre les mauvais jours. On était
satisfait quand on avait du cuit (jambon), du cru (porc
frais) et du pendu (andouilles séchant dans la
cheminée).
A l'approche de l'hiver, la vie
devenait plus calme au village, le travail moins
pressant. Le soir, on arrangeait les bêtes
dès la tombée de la nuit, on soupait de
bonne heure pour se serrer ensuite près de la
cheminée. Le cercle de famille
s'élargissait. Les voisins invités
arrivaient pour la veillée. Le style était
différent suivant les lieux et les personnes. Mais
partout, on commençait par les nouvelles, les
petits potins du village. Puis des groupes se formaient.
Les femmes tricotaient, brodaient, raccomodaient
et continuaient la gazette du jour. Les hommes tissaient
des paniers, montaient des balais, nouaient le maïs,
mais surtout jouaient aux cartes, belote, manille, tarot.
Un ancien racontait ses souvenirs, qu'on connaissait par
cur, mais qu'on entendait toujours avec plaisir. Un
autre posait des devinettes, un autre bien en voix,
poussait une chanson, dont toute l'assemblée
reprenait en coeur le refrain. L'heure s'avançant
la maîtresse de maison présentait des noix,
des pommes, des marrons, parfois un gâteau au
goumeau, le tout arrosé d'un vin chaud ou d'une
bonne rasade de "goutte". Mais bientôt la voix
d'une femme donnait le signal du départ:
Léon, tu sais l'heure qu'il est ? La
veillée était finie, on rajustait le
pélerines, on se donnait rendez-vous dans une
autre famille.
Parler des années
d'avant guerre, c'est évoquer nombre de petits
métiers dont le nom ne dit plus rien aux jeunes
générations. L'épicière
d'abord, dont la boutique n'offrait qu'un assortiment
d'articles destinés à compléter ce
que les gens produisaient eux-mêmes, et qui gagna
bien sûr sa vie jusqu'au jour où les
automobiles permirent d'aller s'approvisionner plus
largement dans les grandes surfaces. Son seul concurrent,
le "Caïffa" qui se déplaçait avec la
caisse de son triporteur, offrait quelques produits de
qualité surtout le café qui faisait la
renommée de la maison de Paris qu'il
représentait. La couturière, elle aussi
victime de la concurrence urbaine du
prêt-à-porter, ne bâtissait plus
qu'occasionnellement des costumes féminins. La
cardeuse intervenait encore pour la confection des
matelas, aidée par les femmes de la maison.
Forgerons, bourreliers, maréchaux, charrons,
marchaient du même pas dans le royaume du cheval.
La bête disparut quand le tracteur entra en
scène et avec elle les fers, les roues à
cercler, les instruments agricoles traditionnels. Le
sabotier les avait précédés dans la
retraite et le cordonnier allait les suivre. Adieu le
garde-champêtre terreur des maraudeurs, le facteur
rural, la main distribuant les nouvelles lointaines, et
la langue celle du pays. Adieu enfin le curé du
village, rivé à son clocher, à son
jardin, à ses gens. Le prêtre aujourd'hui a
la charge d'un secteur
et les cures sont à
vendre.
Depuis le début de notre
siècle, l'évolution des campagnes a
été prodigieuse
Nous sommes
passés de la faucille à la
moissonneuse-batteuse, de la petite charrue de bois
d'érable au mastodonte polysocs, du percheron au
tracteur géant. Les immenses progrès du
machinisme, en même temps que l'apparition de
nombreuses lois sociales bénéfiques, ont
provoqué la naissance d'une société
nouvelle, marquée par des conditions de vie plus
faciles. Dorénavant le paysan connaît des
modalités de travail complètement
transformées et un niveau de vie impensable, il y
a moins de vingt ans. Parallèlement la radio, plus
encore la télévision, ont amené une
autre évolution dans un domaine beaucoup plus
intime, celui de la cellule familiale. Par ces nouveaux
média, accessibles à tous à longueur
d'année, s'insinuèrent progressivement
à l'intérieur des foyers, des idées
tout à fait nouvelles et, au pied de la lettre,
bouleversantes.
De plus en plus, les fortes
valeurs paysannes d'antan sombrent dans
l'indifférence ou le scepticisme. Les gens ne
savent plus prier, ils n'ont plus le temps de s'humilier.
Le recul des pratiques religieuses pousse à la
disparition de la morale et du respect des valeurs
traditionnelles. Le matérialisme en est la cause.
L'homme est devenu trop puissant, trop orgueilleux. Il
veut seulement vivre, se fatiguer le moins possible les
muscles et l'esprit, tout en gagnant de plus en plus pour
le royal train de vie qu'il ne peut jamais
atteindre
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